Après les déambulations dans les vestiges de Nysa, nous
filons vers Denizli plus à l’Est en faisant un petit détour vers Tripolis (près
de la ville de Buldan). Bien que les deux cités ne soient éloignées l’une de
l’autre que de 100 km, il va falloir environ 1h30 pour arriver à destination.
Changement de décor ! La végétation est quasi
absente du site archéologique et en ce mois d’octobre bien ensoleillé, la
visite s’annonce ardue. En compensation l’entrée n’est pas payante pour le
moment.
Les premières prospections de la ville antique sont
récentes mais, au premier coup d’œil, intenses. Elles ont été réalisées par la
Direction des Musées dans la rue principale de la cité en 1994, et des
excavations ont repris en 2008. La troisième campagne des fouilles a été
entamée en 2012 sous la direction du musée de Denizli et du professeur Dr. Bahadır
Duman de l'Université de Pamukkale et se poursuit toujours.
Selon des déclarations de l'archéologue Sezer Sayan, des
centaines d’années seront nécessaire pour retrouver les vestiges enfouis. On serait bien tenté de le croire en arpentant cette vaste plaine désertique hérissée de
colonnades et parsemée de quelques ruines plus ou moins identifiées, mais au vu
des moyens déployés les délais devraient être raccourcis.
Hérodote, historien grec du 5e siècle av. notre ère né à Halicarnasse (actuelle
Bodrum) en Carie, a donné les premières informations à propos de l’emplacement
de la cité.
Selon Pline, encyclopédiste romain du 1er
siècle, elle aurait été fondée par des citoyens de Pergame et était alors connue
sous le nom d'Apollonia.
Bien que la fondation de Tripolis remonte à la période
hellénistique, des découvertes archéologiques attestent que la région était
habitée dès 4000 av.
notre ère. Elle fut conquise ou colonisée successivement par les
Hittites, les Phrygiens, les Grecs, les Romains, les Seldjoukides et les
Mongols.
Établie aux frontières des régions de Ionie, Phrygie, Carie
et Lydie, sur les rives du fleuve Méandre (Büyük Menderes), elle s'étend sur une
superficie d'environ 300 hectares. Réunissant probablement trois établissements
lydiens, on la nomma définitivement Tripolis au 1er siècle avant
notre ère.
Les routes commerciales partant de cités importantes de
l'Antiquité telles que Sardes, Smyrne, Pergame et Éphèse convergeaient vers Tripolis et traversaient
les cités voisines Hiérapolis (à 20 km) et Laodicée (à 30 km) pour atteindre
les régions orientales et méridionales de l'Anatolie.
La
cité vécut son plus grand essor à l'époque romaine. Ses abondantes productions
agricoles doublées d’un emplacement stratégique en favorisèrent son
développement et sa prospérité.
L’entrée du site s’effectue par le Sud de la cité antique
en empruntant une rue dont un premier tronçon en terre battue se prolonge par
une partie dallée au centre.
Une rue perpendiculaire également dallée traverse le
quartier résidentiel.
Il a notamment apporté de nombreuses informations sur
l’activité principalement agricole des habitants et l’aisance qu’elle leur
procurait. Une immense villa à péristyle de près de 1000 m2, dont la
première construction est datée du 1er siècle de notre ère, fut
agrandie, modifiée et habitée jusqu’au 7e siècle. Le sol est en
partie recouvert de mosaïques. Des fresques colorées aux motifs géométriques et
floraux ornent les murs. Elle offre un
exemple particulièrement significatif de l’habitat des élites urbaines de
Tripolis.
Elle est toujours en cours d’exploration et momentanément
non accessible aux visiteurs.
Desservie en eau, l’habitation disposait de bains et de toilettes. Elle comprenait plus d’une
dizaine de pièces. Une zone était réservée au stockage de divers liquides tels
que parfum et huile d'olive, suggérant une commercialisation de ces produits.
Raisins, figues et grenades récoltés dans la propriété devaient être également commercialisés
et on a relevé la présence d’animaux d’élevage sur les lieux.
Sur la base d'une statue honorifique d'Hermolaos, natif
de Tripolis, sénateur à Rome au 4e siècle, des inscriptions
déchiffrées en 1884 par un certain Pierre Paris évoquent les demeures célèbres
dont s’enorgueillissaient les citoyens. Le personnage a dû jouer un rôle
important dans l’urbanisation remarquable de la cité, considérée comme l’une
des plus riches de la région.
Les fouilles ont révélé sans surprise un plan en damier composé
de plateia (avenues) et stenopos (rues).
Un dense réseau de canalisations en terre cuite ainsi
qu’un important système d’égouts évacuaient les eaux usées et la pluie.
Des édifices publics tels le théâtre, le stade, les
bains, le gymnase, le granarium, le bouleutérion ont été dégagés et identifiés
mais ils ne montrent que des vestiges en surface. Datés entre le 1er
et 3e siècle de notre ère, aucune reconstitution n’est engagée pour
le moment.
Des excavations menées de façon systématique et intensive
depuis 2013 ont permis de dégager les avenues principales et les édifices qui
les bordent.
L’avenue des colonnes perpendiculaire à l’avenue
Hiérapolis présente des ruines d'architectures civiles et religieuses (église
et magasins) de constructions ultérieures. Elle fut rétrécie par la
construction d’un mur d’enceinte à l’époque byzantine primitive. Les éléments
architecturaux des premières bâtisses ont été probablement dispersés et
réemployer ailleurs dans la cité.
A l’intersection des 2 avenues principales se trouve le
nymphée, appelé fontaine d'Orphée. Il se dressait sur une plate-forme de marbre
et ses murs étaient tapissés d'onyx et de marbre blanc. Il a été en partie
reconstitué avec les éléments d’origine retrouvés in situ.
Avenue Hiérapolis (voie principale)
Sur son flanc
Est, 14 colonnes non cannelées en marbre blanc comportant 2
tambours supportaient le toit d’un portique. Selon des
aménagements réalisés aux 4e et 5e siècles, des statues s'élevaient sur des
piliers de marbre devant les colonnes. Elles représentaient principalement des
hauts fonctionnaires, magistrats ou citoyens bienfaiteurs. Quelques unes
retrouvées lors des fouilles sont actuellement exposées au musée archéologique
de Denizli.
A l’entrée de l’avenue une église primitive byzantine du 5e
siècle porte les traces de fresques à inscriptions datant de sa construction et
d’autres fresques figuratives de saints réalisées lors de son utilisation au 10e
siècle, non accessibles aux visiteurs.
L’édifice vouté qui la jouxte fut construit à la période
hellénistique pour abriter des ateliers. Des artisans y ont fabriqué et stocké
des objets en os, en métal et en céramique qui étaient commercialisés sur place
côté avenue, jusqu'au 5e siècle.
Un peu plus loin se trouvait l’atelier des tailleurs de
pierres. Une scie activée par l'énergie hydraulique taillait les marbres et
travertins utilisés dans les constructions.
Vue de l'avenue Hiérapolis depuis son extrémité Nord.
L'agora aux dimensions intérieures de 48,5m sur 68m comportait des tribunes constituées de 7 marches. S’y déroulaient festivals, festivités, spectacles et
célébrations. Les portiques étaient ornés de sculptures entre les colonnes de
la façade avant des tribunes donnant sur la cour de l'Agora.
Les sols des portiques ouest, nord et sud de l'agora sont
recouverts de pavement en opus-sectiles de formes géométriques variées en pierre
d'onyx.
Des mosaïques retrouvées dans l’architecture civile et
des pavements de lieux publics, la question se pose encore de savoir si ces
décors sont l’œuvre d’artisans tripolitains ou d’un artisanat itinérant.
Sur un podium excentré, au sein de l’agora, une colonne honorifique
semble faire office de point de rencontre. Elle s’y dressait de toute sa
hauteur (6,68m au total) du 4e au 6e siècle et devait être visible de très loin. Coiffée
d’un chapiteau corinthien, elle était probablement surmontée d’une statue
d’empereur romain ou d’un notable de la cité. Les archéologues y voient un
témoignage de la technologie mise en œuvre pour la fabrication de cette colonne
monolithe dépassant les 4m, son transport et sa mise en place.
L’agora jouxte des bâtiments publics tels que le
Bouleutérion (Parlement) et l’agora sanctuaire, espace sacré mesurant 40 x 80
m, comportant une grande cour flanquée de galeries à colonnes.
Le sanctuaire est bordé d’une fontaine monumentale. Des
inscriptions semblent indiquer qu’elle aurait été construite dans la première
moitié du 2e siècle en l’honneur de l'empereur Hadrien. Des pierres
ont été apportées de différentes régions géographiques de l’empire dont un
granit provenant des carrières d’Assouan en Égypte. Probablement écroulée en
494 et reconstruite tant bien que mal au début du 6e siècle, les
restaurateurs d'aujourd'hui ont tenté de lui redonner sa prestigieuse apparence.
Bordant également l’avenue Hiérapolis, des vestiges de
latrines à péristyle ont été découverts et une reconstitution a été effectuée avec
les éléments épars. Construites au 2e siècle en même temps que la
fontaine adjacente, ces latrines publiques comportaient un bassin central à
ciel ouvert bordé de colonnes supportant une toiture couvrant le reste de
l’édifice. D’une capacité d’une quarantaine de personnes, l’empereur Vespasien
y vit, ici comme ailleurs, le moyen de récupérer des revenus substantiels en
les rendant payantes arguant des principes « rien ne se perd, tout se
transforme » et « l’argent n’a pas d’odeur ».
Très endommagée par un puissant séisme en 494 et des
conflits culminant au 6e et 7e siècle avec les incursions
sassanides, des reconstructions approximatives la firent sortir provisoirement
de l’oubli entre le 9e et 12e siècle. Puis elle fut
abandonnée de ses habitants et se rendormit définitivement dans ses ruines, sans
retenir l’attention des voyageurs occidentaux, ni l’intérêt des équipes
scientifiques des universités étrangères qui étaient déjà bien occupées sur
d’autres nombreux sites prestigieux, encore moins celui des chercheurs locaux
qui pendant longtemps ont été tenus à l’écart de cette activité jugée futile
tant par les dirigeants que par une grande partie de la population.
Et puis ces dernières décennies la Turquie a pris
conscience de l’inestimable richesse de son patrimoine archéologique et surtout des
ressources économiques qu’il pouvait générer. Si Ephèse, Troie, Pergame,
Aphrodisias, et bien d’autres sur tout le territoire, drainent un tourisme de
masse pas forcement très féru d’histoire
antique, pourquoi ne pas exploiter le filon et ajouter à la ville de Denizli, déjà
bien pourvue de sites antiques et de curiosités géologiques, une perle de plus à
son collier.
Les fouilles de Tripolis, ont pris des allures de chantier
de construction. Les intervenants… je n’ose les qualifier d’archéologues… n’y
sont pas allés « avec le dos de la cuillère » !
L’ampleur des fosses est stupéfiante et les
reconstitutions souvent consternantes.
Je suppose que les équipes d’archéologues turcs ont
entrepris de déterrer, d’étudier et de relever les vestiges enfouis sur les
injonctions pressantes du ministère du tourisme et de la culture qui entend
bien rentabiliser au plus vite les efforts déployés. Et en cherchant mieux sur
le site internet de l’Université de Pamukkale on peut en trouver la
confirmation explicite :
4 projets de fouilles sont réalisés par décision du Conseil des ministres.
Il s'agit des fouilles d'Aizanoi, de Laodicée, de Stratonicée et de Tripolis.
Les fouilles sont soutenues par le ministère de la Culture et du Tourisme, les
autorités locales, les agences de développement, divers milieux scientifiques
et notre université. Les fouilles de Laodicée, de Stratonicée et de Tripolis se
poursuivent pendant 12 mois. En plus des fouilles, il y a des études qui sont
menées par les membres du département. Grâce à ces études, il ne s'agit pas
seulement d'archéologie et d'enseignement de l'archéologie ; elles visent
également à améliorer le potentiel touristique et à favoriser le développement
économique de notre pays.
Nous apprenons ainsi que Tripolis n’est pas la seule concernée par le projet dans la région.
En 2014 j’avais vu Aizanoi et en 2011 Stratonicée. Je ne
regrette pas d’avoir visité ces cités gréco-romaines avant les nouvelles
“interventions” aux motivations peu culturelles, n’hésitant pas à défigurer les
sites en multipliant les reconstitutions abusives pour les rendre, soi-disant,
plus attractifs.
Au programme de cette escapade automnale il y a Laodikeia et j’ai quelques appréhensions.
Elles sont justifiées par ce que nous venons de voir ici et quelques autres récentes
visites décevantes… par exemple Iznik et près d’Assos le temple d'Apollon
Smintheion… sans compter le site néolithique de Göbekli Tepe, le sanctuaire d’Antiochos au sommet du mont Nemrut et le
site de Zeugma. Et la liste n’est certainement pas exhaustive.
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Sources
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