vendredi 6 février 2009

La céramique d’Iznik

Une révélation

Un coup de coeur pour un décor floral que j’allais redécouvrir quelques années plus tard se traduisit par l’achat impulsif d’une chope Villeroy et Bosch. Je n’avais pas, à l’époque, remarqué les précisions sur le fond de la vitro céramique de luxe de la manufacture impériale et royale du Luxembourg : 1973 IZMIR.

Izmir? Erreur du responsable de référencement des pièces? Nomination volontairement erronée en signe de respect pour les merveilles d’Iznik. Après tout en Europe qui pouvait se soucier de la différence. Izmir, Iznik... une ville inconnue au nom exotique pour faire vendre la marchandise. D’autant plus que dans les années 70 il arrivait que l’on désigne encore la production d’Iznik sous l’appellation de faïences de Rhodes ou céramiques persanes qui avait été retenue au 19e siècle.

Deux ans plus tard je découvrais in situ les vrais trésors d’Iznik.
Les « çini » omniprésentes à Istanbul, décoraient les murs intérieurs ou extérieurs des mosquées, les pavillons du palais de Topkapi et les mausolées des princes ottomans. La plupart des constructions de l’architecte Sinan (1490-1488), marquant l’apogée de l’art impérial, en étaient abondamment pourvues. Pour la décoration de la Süleymaniye( 1550-1557) une fabrication à grande échelle sera lancée et elle se poursuivra pour la Rüstem Pacha (1560-1564), pour la mosquée d’ Atik Valide (1570-1579) dans le quartier d' Üsküdar, et la mosquée de Sokullu Mehmet Pacha (1572-1577) entre autres.
Par décret du Sultan en 1585, Iznik aura l’obligation de consacrer toute sa production de faïences au Palais, l’une des raisons du déclin de cet art. La dernière grande commande impériale se fera pour la Mosquée Bleue (1609-1617). Plus de 2000 carreaux de revêtement ! En 1648, il ne restait plus que 9 ateliers alors qu’on en dénombrait 300 au début du siècle. En 1719, les derniers fours d’Iznik seront définitivement abandonnés.
En ce qui concerne, les pièces de forme, plats, hanaps et lampes de mosquées, leur exposition semblait plutôt discrète à Istanbul. Les collections étaient peu mises en valeur dans le çinili köşk du musée archéologique et très réduites au musée des arts islamiques. Depuis l’année dernière, le kiosque aux faïences a ré-ouvert ses portes après restauration et a sorti quelques pièces supplémentaires des réserves mais cela reste encore plus modeste que dans certains autres musées du monde.
Par contre, l’étalage en abondance de coupes, de vases du grand bazar était franchement décevant et nuisait grandement à la réputation de la petite ville au passé prestigieux qui laissait produire en son nom des pièces aussi médiocres. D’ailleurs il n’y avait plus aucune production à Iznik depuis trois siècles (jusqu’en 1996). Kütahya, qui fut sa rivale et finit par la supplanter, devint le centre de production de vaisselle émaillée et des carreaux de faïences de l'Empire Ottoman à partir du 17e siècle. C’est encore elle qui alimente presque toutes les boutiques de souvenirs aujourd’hui.
En céramique de qualité variable, la production actuelle n’a rien de comparable avec la composition des pâtes d’Iznik, et les décors sont appliqués sur toutes sortes de formes fantaisistes : porte savons, gobelets, cendriers pour satisfaire une clientèle peu exigeante. On peut trouver cependant des pièces plus esthétiques qu’il y a 30 ans. Les copistes s’appliquent davantage, semble-t-il, à ne pas trop dénaturer les éléments de décor originaux.

La Fondation d'Iznik
La Fondation d'Iznik, créée en 1993, y est sans doute pour quelque chose. Soutenue dans sa démarche et son action par le TÜBİTAK (CNRS turc) et l’Université de Princeton, elle a pour but de faire connaître cet art de la céramique et de protéger un héritage de valeur aux générations futures. Depuis 1996 une production respectant la technologie utilisée dans la fabrication des faïences d'Iznik au 16e siècle sort des ateliers d’Iznik. Sans les reproduire à l’identique, elle en garde l’esprit et cherche à conserver son renom. La création fait partie du programme audacieux de la Fondation pour que la production de céramique à Iznik ne soit pas que le reflet d’un passé glorieux mais qu’elle prenne place dans les plus grands projets architecturaux actuels.
Des panneaux décoratifs de facture contemporaine couvrent désormais les murs des grandes enseignes d’Istanbul, Ankara, Izmir, Gaziantep ou Montréal. Banques, grands hôtels, universités et municipalités sont devenus leurs principaux clients. Les stations du métro d’Istanbul ont quand même fière allure… et le jardin de la Paix à Montréal a paré 9 murets et 9 tourelles de sa promenade des plus jolis motifs de cyprès effilés, de guirlandes de tulipes et d’œillets.

La Fondation dispose d'un bureau de liaison à Istanbul:
Kuruçeşme, Öksüz Çocuk Sokak No 7, qui est aussi un lieu de vente où sont exposés de nombreuses pièces de formes variées et des modèles de panneaux. En raison de la composition de la pâte contenant 85% de quartz et l’apparentant à une pierre semi-précieuse, les bagues, confectionnées avec des modèles réduits de céramique sont de vrais bijoux.
La Fondation d'Iznik soutient aussi les fouilles et recherches archéologiques. Une de ses missions est d'assurer la protection des faïences d'Iznik qui ont pris place dans les musées du monde entier en raison de l'originalité de la technique utilisée au 16e siècle.
Cette reconnaissance par les autorités turques est, on peut le noter, relativement récente, et le souci de protection regrettablement tardif.
Les fouilles des fourneaux d’Iznik n’ont commencé qu’à partir de 1967 sous la direction du Prof.Dr. Oktay Aslanapa, président du département d’Archéologie et d’Histoire d’art à l’université d’Istanbul. Il a ainsi été établi que les revêtements des constructions ottomanes du 16e et 17e siècles provenaient bien des fours d’Iznik.Les travaux se sont poursuivis depuis 1994, sous la direction du Prof. Dr.Ara Altun, enseignant dans le même département, avec la participation de ses étudiants et de nombreux scientifiques.

Les collections muséales de céramique ottomane
On a pu récemment lire dans la presse des élans d’indignation et des polémiques à propos des collections muséales dans le monde. Le musée du Louvre est accusé de pillage et la restitution d’un panneau mural provenant du tombeau de Selim II situé dans l’enceinte du musée de Sainte Sophie est demandée par le Ministère de la Culture et du Tourisme. En 1895, Albert Sorlin Dorigny, un chirurgien dentiste collectionneur, sous prétexte de le restaurer aurait dérobé ce panneau et l’aurait remplacé par une imitation puis vendu l’original au Louvre. Les copies, décorant actuellement le tombeau, portent au dos la marque des ateliers de Choisy le roi, (fabrique de céramique qui fournira la plus grande partie des revêtements du métro parisien).
On ne peut visiter la salle d’exposition du musée du Louvre sur l’art ottoman sans être époustouflé par l’impressionnante collection de carreaux et de vaisselle d’Iznik.
http://www.insecula.com/salle/tabloid_MS00461.html (un aperçu de la collection sur le net et des indications sur l’acquisition mentionnant à plusieurs reprises un achat de la collection d’Albert Sorlin Dorigny --1895).

Madame Jale Dedeoğlu, conservatrice du musée de Sainte Sophie, note cependant que la différence entre les copies et les originaux est visible à l’œil nu. Les carreaux auraient donc été subtilisés sans provoquer la moindre réaction pendant plus de 100 ans et Albert Sorlin Dorigny n’a certainement pas pu réaliser ce tour de passe-passe sans complicité, si toutefois c’est bien lui le coupable.
Il faut reconnaître qu’au 19e siècle, période pendant laquelle l’Europe s’entichait d’art oriental, l’empire ottoman ne s’émouvait pas trop de l’éparpillement de son patrimoine et en particulier de ses céramiques.
C’est ainsi qu’à la même époque un certain Auguste Salzmann, archéologue, constituait une exceptionnelle collection de plus de 500 pièces acquises à l’occasion de son séjour à Rhodes entre 1857 et 1868. Le musée de Cluny en fit l’acquisition et mentionna 532 numéros dans son catalogue de 1883. Quelques pièces furent cédées au Louvre.
L’origine géographique de la collection est responsable de l’appellation erronée « faïences persanes de Rhodes » sous laquelle était connue la production d’Iznik à la fin du 19e siècle et la première moitié du 20e. La présentation des pièces vendues par Auguste Salzmann au musée de Cluny va contribuer à la redécouverte des motifs d’Iznik et devenir une source d’inspiration pour les céramistes occidentaux :
Théodore Deck (1823-1891) Edmond Lachenal (1855-1930) Leon Parvillée (1830-1885) et Jules Vieillard en France. William de Morgan (1839-1917) en Angleterre. Milkos Zsolnay (1857-1922) en Hongrie.
Emile Samson (1837-1913) en fera des copies frauduleuses à Paris.
Un livre superbe retrace l’histoire de la collection et de son exposition au musée de la renaissance du château d’Ecouen depuis une vingtaine d’années. « Iznik, l'aventure d'une collection », Frédéric Hitzel, chargé de recherches au CNRS, et Mireille Jacotin, conservateur du Patrimoine, musée des Civilisations de l’Europe et de la Méditerranée, RMN, 2005, Paris.
Ce fonds exceptionnel de 475 pièces de céramiques ottomanes dans les collections publiques françaises surprend plus d’un lecteur de l’ouvrage et plus d’un visiteur du musée.

Une autre collection remarquable, celle de Calouste Gulbenkian, a fait l’objet très récemment d’une exposition en Turquie. Né en 1869 à Üsküdar, il avait souhaité faire construire son musée à Istanbul. Malheureusement, n’ayant pas pu s’entendre, à l’époque, avec les autorités turques, sa volonté n’a pu être réalisée. Pour le cinquantenaire de sa mort, une partie des collections du musée Gulbenkian de Lisbonne a été accueillie par le musée Sakıp Sabancı, à Istanbul, du 15 avril au 28 mai 2006. Une douzaine de céramiques d’Iznik a été exposée, une infime partie de la collection qui comporte 112 pièces de forme et environ 800 carreaux et plus encore dans les réserves d’après le livre « Iznik çinileri ve Gulbenkian koleksyonu » Sitare Turan Bakir, Kültür Bakanlığı Osmanli Eserleri, 1999. Le monde entier a reconnu l'époustouflante prouesse des potiers ottomans entre 1530 et le milieu du 17e siècle. Il est rassurant de constater que la Turquie le fasse à son tour et cherche enfin à protéger son patrimoine. Qu’à travers la Fondation d’Iznik il soit possible de faire revivre l'extraordinaire variété des styles par une production contemporaine de qualité aussi digne que possible de ses ancêtres.

Deux autres très beaux livres à consulter pour les passionnés.
Nurhan Atasoy, Julian Raby et Yanni Petsopoulos, Iznik. La poterie en Turquie ottomane, Chêne, 1996.
Walter B. Denny, Iznik. La céramique turque et l’art ottoman, Citadelles et Mazenod, Paris, 2004.
Un article de Frédéric Hitzel à lire:

Texte et photos publiés dans le journal de "La Passerelle" No 40 en juillet 2006

1 commentaire:

  1. Fan des céramiques d'Iznik, je commence aussi à m'intéresser à celles de Kütahya...

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