mardi 22 février 2022

Des herbacées sauvages comestibles aux légumes

En arrivage direct de Datça, une provision d’herbacées sauvages dont certaines sont mieux connues sous leurs formes domestiquées et cultivées, autrement dit les légumes, servira de prétexte à présenter quelques spécialités régionales de la côte égéenne. Une rare occasion de cuisiner quelques recettes transmises il y a longtemps par ma belle-mère, dont les parents et les ancêtres étaient crétois. Les horta que nous avions dégustés lors d’un voyage en Crète, font donc partie de la tradition familiale.
On en trouve parfois sur les marchés stambouliotes mais leur provenance étant incertaine, leur qualité nutritive, sanitaire et gustative n’est pas garantie (mais ni plus ni moins que pour les légumes !). Les restaurants en proposent quelques préparations de meze, accompagnant les poissons. 
Par contre les marchés provinciaux ou encore mieux la collecte dans leur milieu naturel, éloigné des axes routiers, (à la condition de bien les reconnaitre) est le gage d’une alimentation saine. Ces herbes sauvages sont généralement plus riches en nutriments que leurs homologues domestiqués.
Personnellement je n’ai ramassé au printemps que de la mauve (ebegümeci), des orties (ısırgan otu), de l’oseille-épinard (labada) ou des pissenlits (karahindiba ou radika) en Thrace, et parfois sur les sites archéologiques peu visités.
 
Et justement voici de la mauve, l’une de mes préférées

 
Juste revenue une quinzaine de minutes dans une ou deux cuillères d’huile d’olive et quelques oignons verts, assaisonnée d’un quartier de tomate : à consommer chaude ou froide. (Plat de droite sur la photo et à gauche ce sont des petits choux)

 
Les petits choux (cibez otu)


Il suffit de les cuire quinze minutes à l’eau bouillante pour qu’ils soient tendres.
Egouttés puis arrosés d’un filet d’huile d’olive et d’un peu de citron, c’est un délice.
 
La ravenelle ou radis sauvage (Turp otu)


On privilégie généralement le même mode de cuisson que pour les choux.
Elle est dégustée froide avec citron, huile d’olive, quelques gousses d’ail pilées et décorée de cerneaux de noix.
 

 
Les branches odorantes du fenouil (arap saçı) seront revenues dans un peu d’huile d’olive, avant d’y ajouter quelques œufs battus pour une omelette parfumée. Le fenouil sauvage est aussi apprécié en Turquie pour des plats incluant de la viande d’agneau.


 
Le plus long dans la préparation c'est un nettoyage minutieux et plusieurs rinçages à grande eau, le dernier vinaigré de préférence. Mais l’effort est bien récompensé !
En plus d’être un régal de saveurs, tous ces plats sont un trésor de vitamines, de bienfaits pour la santé. Les jours rallongent, le printemps approche et nous vient l’impatience de briser la routine des légumes de l’hiver.
La liste est longue et en voici quelques autres traditionnellement consommées en Turquie : la salicorne (deniz börülcesi), la chicorée sauvage (hindibağ), les pousses d’asphodèles (çiriş otu)…
 
Ces pratiques culinaires ouvrent une fenêtre sur notre préhistoire, à l’époque où la cueillette était la seule ressource d’alimentation végétale. Il est important de se rappeler parfois d’où nous venons.
Les légumes de nos marchés n’ont pas toujours existé et sont issus d’un très long cheminement entre l’aire de répartition de l’espèce sauvage, la zone où une forme sauvage a d’abord été cultivée et domestiquée et enfin la région où un type variétal a été sélectionné. Le chou sauvage est l’ancêtre commun de tous les choux actuellement consommés. L’un des plus anciens légumes cultivés au monde, il s’est diversifié par une sélection multimillénaire, au gré de ses zones de culture, chou-rave, chou-fleur, chou romanesco, chou rouge, choux de Bruxelles, chou frisé, brocoli…

D’autres légumes non herbacés aux couleurs plus éclatantes ont une histoire bien moins ancienne !
Nous savons tous que la tomate, ingrédient aujourd’hui incontournable de la cuisine méditerranéenne vient d'Amérique du Sud. Avec des formes sauvages rencontrées au Pérou et en Equateur, elle a cependant été cultivée pour la première fois au Mexique par les Aztèques qui l'appelaient "tomalt". L'Europe ne l'a connue que vers le 16e siècle avec le retour des conquistadors mais l’utilisa dans un premier temps comme ornement, craignant sa toxicité. Les Italiens en ont fait les premiers de la sauce et la Provence ne l’a adoptée qu’au 18e siècle. En Turquie, sa consommation est encore plus récente et ne date que du début du 20e siècle. Si elle se trouvait parcimonieusement à la table des derniers sultans, c’était sous sa forme verte immature et en saumure. Les tomates rouges étaient alors considérées comme impropres à la consommation et jetées !
Aujourd’hui la Turquie occupe le 3e rang de la production mondiale et sa consommation y est frénétique. Presqu’aucune préparation culinaire n’échappe à l’ajout de tomates bien mûres ou sous la forme concentrée (salça) souvent confectionnée en été par les citadins autant que par la population rurale.
Par contre les beiberaxql aztèques dont la propagation est la même que celle de la tomate, ont rencontré un vif succès en territoire ottoman dès la fin du 16e et se déclinent aujourd'hui en une multitude de piments et poivrons (biber).

 
Un autre exemple édifiant de légume dont l’origine est bien moins connue : la carotte. La forme sauvage s’étend sur une grande partie de l’Europe, l’Asie occidentale et centrale, et le pourtour de la Méditerranée. Mais les carottes sauvages sont généralement blanches et ont donné sous forme cultivée, le panais. Connues depuis l’antiquité et sans doute bien avant pour leurs propriétés thérapeutiques, les fanes vertes servaient d’aromates.
Comment ce légume est-il devenu orange ?  Sur le territoire de l’actuel Afghanistan, poussait naturellement une variété à la racine pourpre, tout aussi coriace et filandreuse. Elle fut domestiquée et cultivée au Moyen-Orient à partir du 10e siècle.
Au 15e siècle elle se répand jusqu’en Europe. On y trouve alors des variétés à racine blanche, jaune, rouge, verte, pourpre et noire, mais toujours pas de carotte orange.
Elle n’apparait qu’au 17e siècle en Hollande,  après des décennies d’expérimentation de croisements effectués par des producteurs hollandais pour le compte de la maison royale, nommée "Maison d'Orange", et pour signifier un acte de rébellion face à l'occupant espagnol. La racine charnue à la couleur éclatante va attirer les faveurs des plus fins gourmets et supplanter toutes les autres variétés cultivées jusqu’alors. Mais le 21e siècle est bien entamé et la tendance est au retour vers les variétés plus anciennes. Les marchés se parent de carottes de toutes les couleurs.  
Cette digression sur les origines des légumes que nous consommons au quotidien pourrait se prolonger, mais ces quelques exemples suffisent à illustrer l’importance des échanges, des diversifications qui en ont résulté et qui ont contribué à enrichir notre alimentation depuis l’invention de l’agriculture.
Une raison de plus pour apprécier des saveurs d’un très lointain passé.
 
Pour décorer la table champêtre, un bouquet d’anémones accompagnait les réalisations culinaires. Même si de nombreuses fleurs sont délicieuses (acacia, bleuet, courgette, mauve, nigelle, seringat, sureau, tilleul, violette, et bien d’autres) celles-ci sont hautement toxiques et ne sont là que pour le plaisir des yeux.  


 
---------------------------
Compléments de lecture
*Des espèces légumières venues du monde entier, article de Michel Pitrat, auteur également d’un ouvrage en collaboration avec Claude Foury. Histoires de légumes, des origines à l’orée du XXIe siècle, Editions Quae, 2003
 
*Histoire des légumes / par Georges Gibault. Éditeur : Librairie horticole, Paris,1912 Consultable en ligne sur gallica.bnf.fr
---------------------------- 

vendredi 18 février 2022

Outils de thérapie publique à Istanbul

La décennie a vu fleurir à Istanbul et probablement dans toutes les villes de Turquie des équipements sportifs libres d’accès pour inciter les citadins à faire un peu d’exercices… Les plus modestes espaces verts en sont pourvus. Leur fréquention a dû diminuer pendant la pandémie, mais ne remet pas en cause leur succès.
Dans le parc des Artistes (Sanatçılar parkı) doté d’un parcours de santé arboré, ils complètent les activités de plein air depuis plusieurs années.

 
Une nouvelle installation de couleur orange ne manque cependant pas d’attirer l’attention, de susciter l’interrogation. Qu’est-ce donc ?


Suite à son exposition sur la place de l’embarcadère de Beşiktaş à l’occasion de la 5e Biennale du Design d’Istanbul, inaugurée à l’automne 2020, elle a trouvé son emplacement définitif dans ce parc de mon quartier.
Public Devices for Therapy a été conçu par une designer portugaise, Soraia Gomes Teixeira, avec l’objectif d’apporter une contribution positive à la reconstruction d'un monde plus empathique et bienveillant, mais également de réhabiliter le concept de design trop souvent perçu comme un outil à la solde des intérêts mercantiles, ayant pour devise séduire pour inciter à consommer toujours plus.


Cette installation serait la matérialisation d’une gestuelle de communication, de relations humaines que les réseaux sociaux ont contribué à détériorer en limitant les rencontres au monde virtuel. Dégradation amplifiée par les injonctions de distanciation rendue nécessaire par la pandémie, agissant comme le révélateur d’une situation déjà bien installée.
Appareils publics de thérapie, viserait à stimuler la restauration de la confiance et du contact entre les personnes. Regarder, toucher, parler, écouter, rencontrer l'autre. 
Mais est-ce si grave docteur ? Avons-nous besoin de ces béquilles, de ces prothèses ?
La présence de ces étranges objets métalliques peut cependant inciter à la réflexion. Une couleur moins agressive aurait été préférable, à mon humble avis, pour véhiculer le message apparemment bien intentionné de sa créatrice, en s’insérant avec plus de douceur dans le paysage. Mais l’impact en aurait été sans doute trop atténué.


En relisant plus attentivement le panneau explicatif, quelques informations font clignoter mes signaux de défiance… En particulier ceci :
« Vous pouvez scanner le QR code ou utiliser le lien ci-dessous pour découvrir les outils de thérapie publique conçus par Soraia Gomes Teixeira à travers la réalité augmentée. Cette installation de réalité augmentée se répond en soulevant des questions sur la tangibilité et l'impossibilité du toucher dans le monde numérique. Elle porte la signature de Digilogue, plateforme d'art et de technologie qui se concentre sur les enquêtes techno-philosophiques et les formations sur les outils numériques et les industries créatives, soutenue par Zorlu Holding et Zorlu Performing Arts Center. »
Et nous voila invité à consommer sur le champ du contenu numérique pour essayer de comprendre le charabia énoncé dans les lignes précédentes. Que peut bien nous apprendre la réalité augmentée* sur la question tangibilité et impossibilité de toucher (=intangibilité) ? On le sait déjà, le monde virtuel est intangible. Il n’en est certes pas moins réel, mais illustre une réalité localisée ailleurs. Nous en faisons l’expérience quotidienne sur les plateformes de communication pour se voir, se parler, mais l’impossibilité de toucher, de sentir est encore une évidence, (pour le moment). Il n’est peut être pas nécessaire d’avoir recours à une application décryptant un QR code pour comprendre ce paradoxe, à condition bien sûr d’être encore capable de prendre le temps de réfléchir !
 
Difficile, il est vrai, de faire abstraction des technologies numériques pour pallier les distances, approfondir des connaissances, multiplier les champs de réflexion, de créations artistiques, obtenir des réponses quasi immédiates aux interrogations qui se présentent à l’esprit qu’elles soient d’ordre pratique, culturel ou autre. Ce constat se concrétise regrettablement par des ensembles humains, les yeux rivés sur les écrans dans les espaces publics (les rues, les transports…), imperméables à leur environnement et à toute manifestation d’empathie, de bienveillance. J’avoue même ramer à contre-courant en ignorant les QR codes disponibles aux musées, me cantonnant jusqu'à présent aux informations explicatives inscrites et directement accessibles sur place par simple lecture, et aux échanges verbaux avec les personnes qui éventuellement m’accompagnent.   
 
Notre santé mentale serait mise en péril par le développement du numérique et d’une complice nommée Covid-19, mais le salut passerait par une consommation accrue de contenu numérique se proposant de nous expliquer comment en guérir? Raisonnement plutôt confus.
Quand à l’utilisation de ces appareils publics de thérapie, elle me semblait assez limpide contrairement à ce qu’insinue Soraia Gomes Teixeira dans une interview : « Je pense que la réalité augmentée peut être un moyen d'expliquer ce que sont ces objets et à quoi ils servent, car nous sommes habitués à vivre dans une société normalisée et stéréotypée. J'entends par là que, généralement, nous regardons les objets qui nous entourent et savons instantanément ce qu'ils sont. Dans le cas des appareils de thérapie publique, cela est plus difficile car ce sont des objets en dehors des catégories d'objets les plus courantes et peuvent sembler étranges dans leur utilisation. » Discours un tantinet humiliant ! Il existe des appareils autrement plus complexes dont nous arrivons généralement à maitriser la pratique avec du bon sens et de la persévérance et même de l’imagination.
A ceux là je ne reconnu, à priori, qu’une utilité de déclencheur de prise de conscience, de clin d’œil humoristique, induisant une efficacité thérapeutique par ricochet. L’arrogance et l’impertinence d’en proposer un mode d’emploi via une application numérique fut la goutte de trop qui provoqua l’agacement. Pour l’évacuer et retrouver un état d’esprit plus serein, une marche prolongée ne fut pas superflue, en attendant d’écrire ces lignes.
 
-----------------------
*Définition basique du concept de réalité augmentée: technologie d’affichage visuel qui consiste à superposer à la réalité telle que nous la percevons, un certain nombre d’informations virtuelles, afin d’augmenter la qualité de l'expérience réelle.   
--------------------- 

mercredi 9 février 2022

Sur la piste du Nougat

Ce texte est issu d’une recherche entamée l’année dernière pour la rédaction de fiches-produits, à la demande d’un client potentiel prestigieux, La Grande Epicerie, (enseigne alimentaire du Bon Marché parisien). Intéressée par l’exotisme des loukoums, elle souhaitait en proposer un assortiment au rayon confiserie.
Au No7 du marché égyptien, le magasin Ayfer Kaur est traditionnellement spécialisé dans la vente d’épices et plantes aromatiques, mais un présentoir est destiné depuis longtemps aux confiseries variées dont les loukoums.
Quelques assortiments furent donc sélectionnés pour une expédition d’échantillons, et celui-ci reçut les faveurs de Paris.


La description de chaque variété, en plus des ingrédients et diverses mentions obligatoires, devait comporter une dénomination courte de reconnaissance. Par exemple loukoum grenade-pistache, sans précision de la nature de l’enrobage (sucre glace, noix de coco, pistaches concassées, pétales de rose coupés, etc.)
A priori, cette mission ne devait pas présenter de difficulté, le fabricant étant disposé à fournir les informations nécessaires.
Quand vint le tour du loukoum blanc, surnommé sütlü (traduction, « au lait ») par les vendeurs, me vint l’idée de le nommer « nougat turc », car vérification faite il n’y avait aucune trace de lait dans sa composition. 


Sa texture avait une certaine similitude avec celle du nougat et le visuel s’en approchait. Références culturelles s’imposant, je pensai évidemment au nougat de Montélimar.
Je voulus cependant vérifier si cette appellation de « nougat turc » avait circulé sur internet auparavant et sur quel genre de produit…
Une surprise m’attendait. Des historiques plus ou moins crédibles, dont beaucoup de copiés collés, mentionnaient la ville d’Harran comme le berceau du nougat !
Harran est situé au sud-est de la Turquie, près de la frontière syrienne, mais quand j’y suis allée, les vestiges des constructions omeyyades et abbassides, les maisons ruches, le café mırra et quelques chameaux furent les seules curiosités rencontrées. Pas la moindre trace de la spécialité séculière. Quelques recherches supplémentaires m’ont permis de trouver un ouvrage de référence sur le sujet, (accès en ligne limité, mais significatif) dont l’auteure Marie Josèphe Moncorgé* confirme que la première recette d’une confiserie nomméeif fut consignée à Bagdad par Ibn Sayyar al-Warraq dans son Kitab al-Tabikh (livre de cuisine) daté du 10e siècle et précisant qu’il était confectionné à Harran.
A cette époque, la région est sous la houlette du califat abbasside (2e dynastie arabo-musulmane) tandis que la 1ere, les Omeyyades règnent encore à Cordoue (al-Andalus). La propagation par la Méditerranée et la péninsule ibérique semble donc une piste sérieuse.
L’auteure souligne que l’historienne en gastronomie Liliane Plouvier* fait remonter cette fabrication aux premières civilisations identifiées (Sumériens, Akkadiens et Babyloniens, établis dans le Croissant Fertile entre le Tigre et l’Euphrate), où se situe justement Harran, et que des préparations à lécher, faisaient partie de leur pharmacopée. 
Elle précise aussi dans son ouvrage que des traités médicaux de l’antiquité gréco-romaine proposent différentes formules à base de miel et de fruits à coques pilés ou entiers, considérés comme antitussifs. Une origine pharmaceutique se profile, importée en Gaule par les Romains, transitant par la Provence et remontant le Rhône. Pourquoi pas ?
D’ailleurs la piste médiévale est aussi médicale. Elle nous fait repartir en Orient, dans la région du Croissant Fertile. 
On connait l'épanouissement des sciences et de la technologie dans le monde arabo-musulman de cette période de l’histoire et en particulier de la médecine.
Héritiers de plusieurs systèmes médicaux, dont celui de la médecine traditionnelle de l’Arabie, celui de la Grèce antique, de la Perse sassanide (qui aurait intégré des bases de la médecine chinoise, en particulier la phytothérapie), et la médecine ayurvédique de l'Inde, ils innovent aussi dans plusieurs domaines en introduisant la recherche expérimentale et en érigeant la pharmacie en science et profession autonomes. Au miel antique, ils ajoutent le sucre doté d’un pouvoir conservateur plus efficace d’où vient le concept de sirop (sharap en arabe, şerbet en turc), de pâtes à lécher édulcorées (la’qud, traduit par looch en latin) ou à mastiquer avec l’adjonction de gommes (racine de guimauve, pépins de coing, mastic…) prescrites comme les sirops dans les affections des voies respiratoires, et qui pourraient bien être à l’origine des loukoums.


En occident, les traités qu’ils ont rédigés, dont celui d’Ibn Sina (Avicenne, 980-1037) sont traduits en latin par des médecins aux 11e et 12e siècles.
Certains de ces médicaments ont dû séduire les papilles des malades mais aussi des bien-portants !
Les friandises qui s’apparentent au nougat apparaissent dans la littérature gastronomique ou pharmaceutique à partir du 14e siècle. En Catalogne les turron contiennent du blanc d’œuf et des noisettes grillées, tandis que les pinyonat, avec ou sans blanc d’œuf sont aux pignons. En occitan on écrit pinhonat qui devient un peu plus tard le pignochati napolitain. En Sicile, le plus connu est le  cubbaita. Quand au torrone italien sa formule est précisée au 16e siècle, pendant que d’autres appellations sont utilisées au gré des variations d’ingrédients, selon les ressources régionales. Ainsi le nucato toscan aux noix, serait à l’origine du provençal nugo, de l’italien moderne nociata et du français nogat, ce dernier mentionné pour la première fois, en même temps que le torron, dans un ouvrage édité à Lyon en 1595, et précisant que le nogat est une spécialité du Languedoc et de la Provence, ne contenant pas de noix mais des amandes et du miel.
En Vénétie, le nougat aux amandes s’appelle mandorlato, tandis qu’en Lombardie la copeta désigne aussi bien des nougats noirs que blancs. Les qubbajt maltais auraient conservé le mot arabe mentionné dans les livres de cuisine andalouse.
La présence du nogat à Montélimar serait attestée en 1701.
 
Jabane marocain, malban libanais, jawzia algérien, gaz iranien tirant son nom de l’un de ses ingrédients, le gaz angobin (sécrétion sucrée produite par des arbustes du genre Astragalus). La liste s’allonge dans la concordance géographique du pourtour méditerranéen.
Mais finalement du if d’Harran dont peu de Turcs connaissent l’existence, exceptés les cruciverbistes chevronnés, helva (étymologie arabe Halwa signifiant douceur sucrée) en serait le nom turc, d’après Marie Josèphe Moncorgé. Affirmation bien hâtive à mon sens, puisqu’il désigne un ensemble de confiseries, vocable générique tout au plus.
Depuis longtemps, traditionnel symbole de partage accompagnant tous les événements de la vie, de la naissance à la mort, un helva est effectivement toujours confectionné maison avec de la farine ou de la semoule et contient parfois quelques pignons. (Ün helvası et irmik helvası)

 
Mais il n’a pas grand-chose à voir avec le nougat. Pas d’avantage la préparation artisanale ou industrielle à base de crème de sésame (tahin), nature, au cacao ou aux pistaches, vendue à la coupe ou conditionnée, tahin helvası


Et il faudrait citer bien d’autres préparations. Pas moins de trente sortes de helva étaient élaborées dans une section spéciale (helvahane) des cuisines du palais ottoman de Topkapı sous la direction d’un maitre confiseur, du 15e au 19e siècle.
Certaines variantes commercialisées aujourd'hui ont cependant une indéniable ressemblance avec le nougat blanc.
Taş helva, très dur, le plus souvent aux pistaches ou aux noix. Il est présenté en bloc et débité au marteau à la demande.
Koz helva, plus tendre et maintenu entre deux très fines gaufrettes de pain azyme. Il reçoit même parfois le titre de « turkish nougat » sur les emballages actuels !




Et enfin une autre version encore plus moelleuse assimilée à la famille des loukoums et coupée au couteau. Celle qui a motivé mes recherches et que j’envisageais de nommer « nougat turc ». Est-ce toujours pertinent ? Il va falloir trouver autre chose… Loukoum nougat ? En version contractée
lougat ? Douceur du palais (palais, à la fois référence anatomique et historique)?


D’autres confiseries artisanales présentent une certaine similitude avec les nougats bruns et sont réunies dans la catégorie kıtır helva ou krokan (parfois orthographié crocan) contenant en abondance divers fruits à coques. 


Des versions préemballées existent aussi.

 
Celles aux graines de sésame, évoquent le nougat chinois croquant. A ma connaissance, le nougat chinois mou avec sésame et cacahuète n’a pas d’équivalent dans la production turque. La comparaison s’arrête donc ici et je n’ai trouvé aucun éclaircissement sur l’origine des versions chinoises. Remettraient-elles en question la thèse d’une propagation exclusivement méditerranéenne ?

 
La multiplicité des nougats est bien réelle, tant dans la diversité de leur fabrication que dans leurs appellations. Cette recherche succincte tord le cou aux préjugés et en appelle à la modestie nécessaire avec laquelle une région, un pays, peut s’approprier une spécialité sans en revendiquer l’exclusivité ni l’unicité.  
La méthode historique appliquée à la gastronomie, et pas seulement à celle du nougat, confirme que le chemin géographique et temporel semé d’échanges commerciaux, de partages de connaissances, d’influences, d’adaptations, d’usurpations parfois, est toujours bien long pour aboutir à une recette qui n’est jamais à l’abri de modifications.  Les contingences diverses et la créativité universelle se chargeant de son évolution.
En apprenant la valeur calorique du nougat, nous vient l’envie de le reléguer dans les limbes de la pharmacopée qui l’a vu naitre, époque à laquelle sa consommation devait être parcimonieuse. Mais pour protéger son attrait gourmand tout en respectant les codes de la diététique, une formule allégée existe peut-être déjà !

----------------------------- 
Sources
*Echantillon de la version kindle : Le nougat dans tous ses états. Une histoire méditerranéenne de confiserie  Auteure : Marie Josèphe Moncorgé