En arrivage direct de Datça, une provision d’herbacées
sauvages dont certaines sont mieux connues sous leurs formes domestiquées et
cultivées, autrement dit les légumes, servira de prétexte à présenter quelques spécialités
régionales de la côte égéenne. Une rare
occasion de cuisiner quelques recettes transmises il y a longtemps par ma
belle-mère, dont les parents et les ancêtres étaient crétois. Les horta que nous avions dégustés lors d’un
voyage en Crète, font donc partie de la tradition familiale.
On en trouve parfois sur les marchés stambouliotes mais
leur provenance étant incertaine, leur qualité nutritive, sanitaire et gustative
n’est pas garantie (mais ni plus ni moins que pour les légumes !). Les
restaurants en proposent quelques préparations de meze, accompagnant les poissons.
Par contre les marchés provinciaux ou encore mieux la
collecte dans leur milieu naturel, éloigné des axes routiers, (à la condition
de bien les reconnaitre) est le gage d’une alimentation saine. Ces herbes sauvages
sont généralement plus riches en nutriments que leurs homologues domestiqués.
Personnellement je n’ai ramassé au printemps que de la
mauve (ebegümeci), des orties (ısırgan otu), de l’oseille-épinard (labada) ou des pissenlits (karahindiba ou radika) en Thrace, et parfois sur les sites archéologiques peu visités.
Et justement voici de la mauve, l’une de mes préférées
Juste revenue une quinzaine de minutes dans une ou deux
cuillères d’huile d’olive et quelques oignons verts, assaisonnée d’un quartier
de tomate : à consommer chaude ou froide. (Plat de droite sur la photo et à gauche ce sont des petits choux)
Les petits choux (cibez
otu)
Il suffit de les cuire quinze minutes à l’eau bouillante
pour qu’ils soient tendres.
Egouttés puis arrosés d’un filet d’huile d’olive et d’un
peu de citron, c’est un délice.
La ravenelle ou radis sauvage (Turp otu)
On privilégie généralement le même mode de cuisson que
pour les choux.
Elle est dégustée froide avec citron, huile d’olive,
quelques gousses d’ail pilées et décorée de cerneaux de noix.
Les branches odorantes du fenouil (arap saçı) seront revenues dans un peu d’huile d’olive, avant d’y
ajouter quelques œufs battus pour une omelette parfumée. Le fenouil sauvage est
aussi apprécié en Turquie pour des plats incluant de la viande d’agneau.
Le plus long dans la préparation c'est un
nettoyage minutieux et plusieurs rinçages à grande eau, le dernier vinaigré de
préférence. Mais l’effort est bien récompensé !
En plus d’être un régal de saveurs, tous ces plats sont
un trésor de vitamines, de bienfaits pour la santé. Les jours rallongent, le
printemps approche et nous vient l’impatience de briser la routine des légumes
de l’hiver.
La liste est longue et en voici quelques autres
traditionnellement consommées en Turquie : la salicorne (deniz börülcesi), la chicorée sauvage (hindibağ), les pousses d’asphodèles (çiriş otu)…
Ces pratiques culinaires ouvrent une fenêtre
sur notre préhistoire, à l’époque où la cueillette était la seule ressource
d’alimentation végétale. Il est important de se rappeler parfois d’où nous
venons.
Les légumes de nos marchés n’ont pas toujours existé et sont
issus d’un très long cheminement entre l’aire de répartition de l’espèce
sauvage, la zone où une forme sauvage a d’abord été cultivée et domestiquée et
enfin la région où un type variétal a été sélectionné. Le chou sauvage est l’ancêtre
commun de tous les choux actuellement consommés. L’un des plus anciens légumes
cultivés au monde, il s’est diversifié par une sélection multimillénaire, au gré
de ses zones de culture, chou-rave, chou-fleur, chou romanesco, chou rouge, choux
de Bruxelles, chou frisé, brocoli…
D’autres légumes non herbacés aux couleurs plus éclatantes
ont une histoire bien moins ancienne !
Nous savons tous que la tomate, ingrédient aujourd’hui incontournable
de la cuisine méditerranéenne vient d'Amérique du Sud. Avec des formes sauvages
rencontrées au Pérou et en Equateur, elle a cependant été cultivée pour la
première fois au Mexique par les Aztèques qui l'appelaient "tomalt".
L'Europe ne l'a connue que vers le 16e siècle avec le retour des
conquistadors mais l’utilisa dans un premier temps comme ornement, craignant sa
toxicité. Les Italiens en ont fait les premiers de la sauce et la Provence ne
l’a adoptée qu’au 18e siècle. En Turquie, sa consommation est encore plus récente et ne date que du début du 20e siècle. Si elle se
trouvait parcimonieusement à la table des derniers sultans, c’était sous sa
forme verte immature et en saumure. Les tomates rouges étaient alors considérées
comme impropres à la consommation et jetées !
Aujourd’hui la Turquie occupe le 3e rang de la
production mondiale et sa consommation y est frénétique. Presqu’aucune
préparation culinaire n’échappe à l’ajout de tomates bien mûres ou sous la forme concentrée (salça) souvent confectionnée en été par les citadins autant que par
la population rurale.
Par contre les beiberaxql aztèques dont la propagation est la même que celle de la tomate, ont rencontré un vif succès en territoire ottoman dès la fin du 16e et se déclinent aujourd'hui en une multitude de piments et poivrons (biber).
Un autre exemple édifiant de légume dont l’origine est
bien moins connue : la carotte. La forme sauvage s’étend sur une grande partie de l’Europe, l’Asie
occidentale et centrale, et le pourtour de la Méditerranée. Mais les carottes
sauvages sont généralement blanches et ont donné sous forme cultivée, le panais. Connues
depuis l’antiquité et sans doute bien avant pour leurs propriétés
thérapeutiques, les fanes vertes servaient d’aromates.
Comment ce légume est-il devenu orange ? Sur le territoire de l’actuel Afghanistan, poussait
naturellement une variété à la racine pourpre, tout aussi coriace et
filandreuse. Elle fut domestiquée et cultivée au Moyen-Orient à partir du 10e
siècle.
Au 15e siècle elle se répand jusqu’en Europe. On
y trouve alors des variétés à racine blanche, jaune, rouge, verte, pourpre et
noire, mais toujours pas de carotte orange.
Elle n’apparait qu’au 17e siècle en Hollande, après des décennies d’expérimentation de
croisements effectués par des producteurs hollandais pour le compte de la
maison royale, nommée "Maison d'Orange", et pour signifier un acte de
rébellion face à l'occupant espagnol. La racine charnue à la couleur éclatante
va attirer les faveurs des plus fins gourmets et supplanter toutes les autres variétés cultivées jusqu’alors. Mais le 21e
siècle est bien entamé et la tendance est au retour vers les variétés plus
anciennes. Les marchés se parent de carottes de toutes les couleurs.
Cette digression sur les origines des légumes que nous
consommons au quotidien pourrait se prolonger, mais ces quelques exemples
suffisent à illustrer l’importance des échanges, des diversifications qui en
ont résulté et qui ont contribué à enrichir notre alimentation depuis l’invention
de l’agriculture.
Une raison de plus pour apprécier des
saveurs d’un très lointain passé.
Pour décorer la table champêtre, un bouquet d’anémones accompagnait
les réalisations culinaires. Même si de nombreuses fleurs sont délicieuses (acacia,
bleuet, courgette, mauve, nigelle, seringat, sureau, tilleul, violette, et bien
d’autres) celles-ci sont hautement toxiques et ne sont là que pour le plaisir
des yeux.
---------------------------
Compléments de lecture
*Des espèces légumières venues du monde entier, article de Michel
Pitrat, auteur également d’un ouvrage en collaboration avec Claude Foury.
Histoires de légumes, des origines à l’orée du XXIe siècle, Editions Quae, 2003
*Histoire des légumes / par Georges Gibault. Éditeur :
Librairie horticole, Paris,1912 Consultable en ligne sur gallica.bnf.fr
----------------------------