vendredi 18 février 2022

Outils de thérapie publique à Istanbul

La décennie a vu fleurir à Istanbul et probablement dans toutes les villes de Turquie des équipements sportifs libres d’accès pour inciter les citadins à faire un peu d’exercices… Les plus modestes espaces verts en sont pourvus. Leur fréquention a dû diminuer pendant la pandémie, mais ne remet pas en cause leur succès.
Dans le parc des Artistes (Sanatçılar parkı) doté d’un parcours de santé arboré, ils complètent les activités de plein air depuis plusieurs années.

 
Une nouvelle installation de couleur orange ne manque cependant pas d’attirer l’attention, de susciter l’interrogation. Qu’est-ce donc ?


Suite à son exposition sur la place de l’embarcadère de Beşiktaş à l’occasion de la 5e Biennale du Design d’Istanbul, inaugurée à l’automne 2020, elle a trouvé son emplacement définitif dans ce parc de mon quartier.
Public Devices for Therapy a été conçu par une designer portugaise, Soraia Gomes Teixeira, avec l’objectif d’apporter une contribution positive à la reconstruction d'un monde plus empathique et bienveillant, mais également de réhabiliter le concept de design trop souvent perçu comme un outil à la solde des intérêts mercantiles, ayant pour devise séduire pour inciter à consommer toujours plus.


Cette installation serait la matérialisation d’une gestuelle de communication, de relations humaines que les réseaux sociaux ont contribué à détériorer en limitant les rencontres au monde virtuel. Dégradation amplifiée par les injonctions de distanciation rendue nécessaire par la pandémie, agissant comme le révélateur d’une situation déjà bien installée.
Appareils publics de thérapie, viserait à stimuler la restauration de la confiance et du contact entre les personnes. Regarder, toucher, parler, écouter, rencontrer l'autre. 
Mais est-ce si grave docteur ? Avons-nous besoin de ces béquilles, de ces prothèses ?
La présence de ces étranges objets métalliques peut cependant inciter à la réflexion. Une couleur moins agressive aurait été préférable, à mon humble avis, pour véhiculer le message apparemment bien intentionné de sa créatrice, en s’insérant avec plus de douceur dans le paysage. Mais l’impact en aurait été sans doute trop atténué.


En relisant plus attentivement le panneau explicatif, quelques informations font clignoter mes signaux de défiance… En particulier ceci :
« Vous pouvez scanner le QR code ou utiliser le lien ci-dessous pour découvrir les outils de thérapie publique conçus par Soraia Gomes Teixeira à travers la réalité augmentée. Cette installation de réalité augmentée se répond en soulevant des questions sur la tangibilité et l'impossibilité du toucher dans le monde numérique. Elle porte la signature de Digilogue, plateforme d'art et de technologie qui se concentre sur les enquêtes techno-philosophiques et les formations sur les outils numériques et les industries créatives, soutenue par Zorlu Holding et Zorlu Performing Arts Center. »
Et nous voila invité à consommer sur le champ du contenu numérique pour essayer de comprendre le charabia énoncé dans les lignes précédentes. Que peut bien nous apprendre la réalité augmentée* sur la question tangibilité et impossibilité de toucher (=intangibilité) ? On le sait déjà, le monde virtuel est intangible. Il n’en est certes pas moins réel, mais illustre une réalité localisée ailleurs. Nous en faisons l’expérience quotidienne sur les plateformes de communication pour se voir, se parler, mais l’impossibilité de toucher, de sentir est encore une évidence, (pour le moment). Il n’est peut être pas nécessaire d’avoir recours à une application décryptant un QR code pour comprendre ce paradoxe, à condition bien sûr d’être encore capable de prendre le temps de réfléchir !
 
Difficile, il est vrai, de faire abstraction des technologies numériques pour pallier les distances, approfondir des connaissances, multiplier les champs de réflexion, de créations artistiques, obtenir des réponses quasi immédiates aux interrogations qui se présentent à l’esprit qu’elles soient d’ordre pratique, culturel ou autre. Ce constat se concrétise regrettablement par des ensembles humains, les yeux rivés sur les écrans dans les espaces publics (les rues, les transports…), imperméables à leur environnement et à toute manifestation d’empathie, de bienveillance. J’avoue même ramer à contre-courant en ignorant les QR codes disponibles aux musées, me cantonnant jusqu'à présent aux informations explicatives inscrites et directement accessibles sur place par simple lecture, et aux échanges verbaux avec les personnes qui éventuellement m’accompagnent.   
 
Notre santé mentale serait mise en péril par le développement du numérique et d’une complice nommée Covid-19, mais le salut passerait par une consommation accrue de contenu numérique se proposant de nous expliquer comment en guérir? Raisonnement plutôt confus.
Quand à l’utilisation de ces appareils publics de thérapie, elle me semblait assez limpide contrairement à ce qu’insinue Soraia Gomes Teixeira dans une interview : « Je pense que la réalité augmentée peut être un moyen d'expliquer ce que sont ces objets et à quoi ils servent, car nous sommes habitués à vivre dans une société normalisée et stéréotypée. J'entends par là que, généralement, nous regardons les objets qui nous entourent et savons instantanément ce qu'ils sont. Dans le cas des appareils de thérapie publique, cela est plus difficile car ce sont des objets en dehors des catégories d'objets les plus courantes et peuvent sembler étranges dans leur utilisation. » Discours un tantinet humiliant ! Il existe des appareils autrement plus complexes dont nous arrivons généralement à maitriser la pratique avec du bon sens et de la persévérance et même de l’imagination.
A ceux là je ne reconnu, à priori, qu’une utilité de déclencheur de prise de conscience, de clin d’œil humoristique, induisant une efficacité thérapeutique par ricochet. L’arrogance et l’impertinence d’en proposer un mode d’emploi via une application numérique fut la goutte de trop qui provoqua l’agacement. Pour l’évacuer et retrouver un état d’esprit plus serein, une marche prolongée ne fut pas superflue, en attendant d’écrire ces lignes.
 
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*Définition basique du concept de réalité augmentée: technologie d’affichage visuel qui consiste à superposer à la réalité telle que nous la percevons, un certain nombre d’informations virtuelles, afin d’augmenter la qualité de l'expérience réelle.   
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