Ce texte est issu d’une recherche entamée l’année
dernière pour la rédaction de fiches-produits, à la demande d’un client
potentiel prestigieux, La Grande Epicerie, (enseigne alimentaire du Bon Marché
parisien). Intéressée par l’exotisme des loukoums, elle souhaitait en proposer
un assortiment au rayon confiserie.
Au No7 du marché égyptien, le magasin Ayfer Kaur est
traditionnellement spécialisé dans la vente d’épices et plantes aromatiques,
mais un présentoir est destiné depuis longtemps aux confiseries variées dont
les loukoums.
Quelques assortiments furent donc sélectionnés pour une expédition
d’échantillons, et celui-ci reçut les faveurs de Paris.
La description de chaque variété, en plus des ingrédients
et diverses mentions obligatoires, devait comporter une dénomination courte de
reconnaissance. Par exemple loukoum grenade-pistache, sans précision de la
nature de l’enrobage (sucre glace, noix de coco, pistaches concassées, pétales
de rose coupés, etc.)
A priori, cette mission ne devait pas présenter de
difficulté, le fabricant étant disposé à fournir les informations nécessaires.
Quand vint le tour du loukoum blanc, surnommé sütlü (traduction, « au lait »)
par les vendeurs, me vint l’idée de le nommer « nougat turc », car
vérification faite il n’y avait aucune trace de lait dans sa composition.
Sa
texture avait une certaine similitude avec celle du nougat et le visuel s’en
approchait. Références culturelles s’imposant, je pensai évidemment au nougat
de Montélimar.
Je voulus cependant vérifier si cette appellation de « nougat
turc » avait circulé sur internet auparavant et sur quel genre de produit…
Une surprise m’attendait. Des historiques plus ou moins
crédibles, dont beaucoup de copiés collés, mentionnaient la ville d’Harran
comme le berceau du nougat !
Harran est situé au sud-est de la Turquie, près de la
frontière syrienne, mais quand j’y suis allée, les vestiges des constructions omeyyades
et abbassides, les maisons ruches, le café mırra
et quelques chameaux furent les seules curiosités rencontrées. Pas la moindre
trace de la spécialité séculière. Quelques recherches supplémentaires m’ont permis de
trouver un ouvrage de référence sur le sujet, (accès en ligne limité, mais
significatif) dont l’auteure Marie Josèphe Moncorgé* confirme que la première
recette d’une confiserie nommée nāṭif fut consignée à Bagdad par Ibn Sayyar al-Warraq dans son
Kitab al-Tabikh (livre de cuisine) daté
du 10e siècle et précisant qu’il était confectionné à Harran.
A cette époque, la région
est sous la houlette du califat abbasside (2e dynastie
arabo-musulmane) tandis que la 1ere, les Omeyyades règnent encore à
Cordoue (al-Andalus). La propagation par la Méditerranée et la péninsule
ibérique semble donc une piste sérieuse.
L’auteure souligne que l’historienne
en gastronomie Liliane Plouvier* fait remonter cette fabrication aux premières
civilisations identifiées (Sumériens, Akkadiens et
Babyloniens, établis dans le Croissant Fertile entre le Tigre et l’Euphrate), où se situe justement
Harran, et que des préparations à lécher, faisaient partie de leur
pharmacopée.
Elle précise aussi dans son
ouvrage que des traités médicaux de l’antiquité gréco-romaine proposent
différentes formules à base de miel et de fruits à coques pilés ou entiers, considérés
comme antitussifs. Une origine pharmaceutique se profile, importée en Gaule par
les Romains, transitant par la Provence et remontant le Rhône. Pourquoi
pas ?
D’ailleurs la piste médiévale est aussi médicale. Elle nous fait repartir en Orient, dans la
région du Croissant Fertile.
On connait l'épanouissement des sciences et de la technologie dans le monde arabo-musulman de cette période de l’histoire et en
particulier de la médecine.
Héritiers de plusieurs systèmes
médicaux, dont celui de la médecine traditionnelle de l’Arabie, celui de la
Grèce antique, de la Perse sassanide (qui aurait intégré des bases de la
médecine chinoise, en particulier la phytothérapie), et la médecine ayurvédique
de l'Inde, ils innovent aussi dans plusieurs domaines en introduisant la
recherche expérimentale et en érigeant la pharmacie en science et profession autonomes. Au miel antique, ils
ajoutent le sucre doté d’un pouvoir conservateur plus efficace d’où vient le
concept de sirop (sharap en arabe, şerbet en turc), de pâtes à lécher édulcorées
(la’qud, traduit par looch en latin) ou à mastiquer avec
l’adjonction de gommes (racine de guimauve, pépins de coing, mastic…)
prescrites comme les sirops dans les affections des voies respiratoires, et qui
pourraient bien être à l’origine des loukoums.
En occident, les traités
qu’ils ont rédigés, dont celui d’Ibn Sina (Avicenne, 980-1037) sont traduits en
latin par des médecins aux 11e et 12e siècles.
Certains de ces médicaments
ont dû séduire les papilles des malades mais aussi des bien-portants !
Les friandises qui
s’apparentent au nougat apparaissent dans la littérature gastronomique ou
pharmaceutique à partir du 14e siècle. En Catalogne les turron contiennent du blanc d’œuf et des
noisettes grillées, tandis que les pinyonat,
avec ou sans blanc d’œuf sont aux pignons. En occitan on écrit pinhonat qui devient un peu plus tard le
pignochati napolitain. En Sicile, le
plus connu est le cubbaita. Quand au torrone
italien sa formule est précisée au 16e siècle, pendant que d’autres appellations
sont utilisées au gré des variations d’ingrédients, selon les ressources
régionales. Ainsi le nucato toscan aux
noix, serait à l’origine du provençal nugo,
de l’italien moderne nociata et du
français nogat, ce dernier mentionné
pour la première fois, en même temps que le torron,
dans un ouvrage édité à Lyon en 1595, et précisant que le nogat est une spécialité du Languedoc et de la Provence, ne
contenant pas de noix mais des amandes et du miel.
En Vénétie, le nougat aux
amandes s’appelle mandorlato, tandis
qu’en Lombardie la copeta désigne
aussi bien des nougats noirs que blancs. Les qubbajt maltais auraient conservé le mot arabe mentionné dans les
livres de cuisine andalouse.
La présence du nogat
à Montélimar serait attestée en 1701.
Jabane marocain, malban
libanais, jawzia algérien, gaz iranien tirant son nom de l’un de ses ingrédients, le gaz angobin (sécrétion sucrée produite par des arbustes du
genre Astragalus). La liste s’allonge dans la concordance géographique du
pourtour méditerranéen.
Mais finalement du nāṭif d’Harran dont peu de Turcs
connaissent l’existence, exceptés les cruciverbistes chevronnés, helva (étymologie arabe Halwa signifiant douceur sucrée) en
serait le nom turc, d’après Marie Josèphe
Moncorgé. Affirmation bien hâtive à mon sens, puisqu’il désigne un ensemble de
confiseries, vocable générique tout au plus.
Depuis longtemps,
traditionnel symbole de partage accompagnant tous les événements de la vie, de
la naissance à la mort, un helva est effectivement
toujours confectionné maison avec de la farine ou de la semoule et contient parfois quelques pignons. (Ün helvası et irmik helvası)
Mais il n’a pas grand-chose à
voir avec le nougat. Pas d’avantage la préparation artisanale ou industrielle à base de crème de sésame (tahin), nature, au cacao ou aux pistaches, vendue à la coupe ou conditionnée, tahin helvası .
Et il faudrait citer bien
d’autres préparations. Pas moins de trente sortes de helva étaient élaborées dans une section spéciale (helvahane) des cuisines du palais
ottoman de Topkapı sous la direction d’un maitre confiseur, du 15e au
19e siècle.
Certaines variantes commercialisées aujourd'hui ont cependant une indéniable ressemblance avec le nougat blanc.
Taş helva, très dur, le plus souvent aux pistaches ou aux noix. Il
est présenté en bloc et débité au marteau à la demande.
Koz helva, plus tendre et maintenu entre deux très fines
gaufrettes de pain azyme. Il reçoit même parfois le titre de « turkish nougat » sur les emballages
actuels !
D’autres confiseries artisanales
présentent une certaine similitude avec les nougats bruns et sont réunies dans
la catégorie kıtır helva ou krokan (parfois orthographié crocan) contenant en abondance divers fruits à coques.
Des versions préemballées existent aussi.
Celles aux graines de sésame,
évoquent le nougat chinois croquant. A ma connaissance, le nougat chinois mou
avec sésame et cacahuète n’a pas d’équivalent dans la production turque. La
comparaison s’arrête donc ici et je n’ai trouvé aucun éclaircissement sur l’origine des versions chinoises.
Remettraient-elles en question la thèse d’une propagation exclusivement
méditerranéenne ?
La multiplicité des nougats est bien réelle, tant dans la
diversité de leur fabrication que dans leurs appellations. Cette recherche succincte
tord le cou aux préjugés et en appelle à la modestie nécessaire avec laquelle
une région, un pays, peut s’approprier une spécialité sans en revendiquer l’exclusivité
ni l’unicité.
La méthode historique appliquée à la gastronomie, et pas
seulement à celle du nougat, confirme que le chemin géographique et temporel semé
d’échanges commerciaux, de partages de connaissances, d’influences, d’adaptations,
d’usurpations parfois, est toujours bien long pour aboutir à une recette qui n’est
jamais à l’abri de modifications. Les contingences diverses et la créativité
universelle se chargeant de son évolution.
En apprenant la valeur
calorique du nougat, nous vient l’envie de le reléguer dans les limbes de la pharmacopée
qui l’a vu naitre, époque à laquelle sa consommation devait être parcimonieuse.
Mais pour protéger son attrait gourmand tout en respectant les codes de la diététique,
une formule allégée existe peut-être déjà !
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Sources
*Echantillon de la version kindle : Le nougat dans tous ses états. Une histoire
méditerranéenne de confiserie Auteure : Marie Josèphe Moncorgé
*L'introduction du sucre en pharmacie, Liliane Plouvier
Bravo, une approche très intéressante. Merci Patricia.
RépondreSupprimerCertains sujets titillent ma curiosité… C’est un plaisir de partager mes découvertes !
SupprimerPassionnant! Je partage...
RépondreSupprimerMerci de partager, Michèle! Les confiseries sont faites pour offrir. Et la lecture est garantie sans calorie !
SupprimerJe me suis régalée en lisant tes lignes combien instructives sur le nougat, fort dommage que tu sois si loin car je t’aurais demandé de m’apporter une boîte de loukoums, ce que vous aviez fait quand vous êtes venus.
RépondreSupprimerBravo pour cette recherche très poussée. Anne
Je prends bonne note de ton message!
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