samedi 10 novembre 2018

Des aléas d’un voyage en Anatolie du Sud-Est, au café amer d’Harran


Nous sommes partis en direction d’Urfa et avons fait une pause thé/café avec vue panoramique sur le barrage Atatürk, (6e au rang mondial), réalisé de 1983 à 1992, 2e ouvrage d’une longue série concernant le projet GAP, “Güneydoğu Anadolu Projesi”, (Projet d’Anatolie du Sud-Est), et le plus grand avec un réservoir recouvrant une surface de 817 km2, dont les vestiges de Samosate, antique cité, et la petite ville de Samsat, mais aussi les traces des toutes premières sédentarisations au début du néolithique à Nevalı Çori et autres sites concernant la période.



Un géant à côté de celui de Birecik, lui aussi sur l'Euphrate, réalisé de 1993 à 2000 et couvrant de son réservoir 56,2 km2, dont les sites de Zeugma et d’Halfeti.
Il est difficile de résumer en quelques mots le projet GAP, mais on peut dire que c’est une vaste entreprise de politique économique, initiée dans les années 70, pour développer la région, considérée comme économiquement défavorisée, et ainsi mieux l’intégrer au reste de l’espace national turc. La construction de plusieurs barrages sur le Tigre et l’Euphrate et un dense réseau de canaux d’irrigation devant permettre d’intensifier les cultures et fournir l’électricité nécessaire au développement d’une industrie locale, et en conséquence stopper l’exode rural en proposant des emplois plus nombreux et plus variés à la population, afin de lui permettre d’accéder à un niveau de vie plus décent. Un programme d’amélioration de l’habitat urbain et rural ainsi que le développement d’infrastructures touristiques y étant associé. Il va sans dire, que la stratégie socio-économique sous-entendait la volonté de résoudre le “problème kurde”, autrement que dans l’affrontement.
On a pu un temps l’espérer mais c’était sans compter les aléas de violents soubresauts géopolitiques.
Et bien que le discours officiel vante encore les réalisations en cours, les résultats ne sont pas à la hauteur des souhaits et même contestables au vu des retombées environnementales, culturelles et sociales…   

Au programme de l’après midi, il y avait ce que j’attendais avec le plus d’impatience puisque si ma curiosité pour ce site d’exception m’a incité à me documenter, je n’avais encore jamais vu Göbekli Tepe.
Grosse déception, le site est provisoirement fermé aux visites, mais en lot de consolation on nous invite à voir une présentation audio-visuelle et une exposition retraçant les fouilles dans la grande structure touristique faisant office d’accueil, de centre d’informations et bien sûr de cafétéria et boutique de souvenirs. Le site est à 1 km et des navettes sont prévues. Nous en apercevons l’imposante structure qui en recouvre une partie, la seule visitable probablement.
Nous n’avons supporté la vidéo que quelques minutes, consternés par une mise en scène et une musique de fond dignes des plus mauvais films hollywoodiens.
Rebondissement, on nous annonce une décision d’ouverture du site exclusivement en matinée de 8 à 11h. Il nous reste à se raccrocher à cet espoir puisque le retour sur Istanbul n’est programmé que pour le lendemain soir.
Et nous continuons la route vers Urfa puis dépassons la ville pour voir Harran, à une petite cinquantaine de kilomètres plus au sud, visite normalement prévue pour le matin suivant.

A la croisée des chemins des plus anciennes civilisations de Mésopotamie, Harran a une longue histoire, et une particularité, un nom inchangé depuis 5000 ans.
Les prospections archéologiques entamées en 1985 et reprises en 2003 par le Pr. Dr. Nurettin Yardımcı ont révélé la présence de tablettes couvertes d’inscriptions cunéiformes datées du 3e millénaire avant notre ère et concernant la fréquentation par les colonies marchandes assyriennes en relation commerciales avec l’Anatolie, de ce lieu qu’elles nommaient Ha-ra-an. Des textes hittites la mentionnent aussi sous le nom de URU Ha-ra-an et Hur/Ha-ra-an.
Des textes bibliques font allusion au long séjour qu’Abraham aurait fait à Harran vers 1800 avant notre ère, avant de partir pour le pays de Canaan.
La légende précise que le prophète y aurait étudié l’astrologie dans la plus ancienne université du monde. Il faut dire qu’à cette époque les Mésopotamiens vénéraient le dieu de la lune, Sin, et maîtrisaient une science des astres très précise basée sur des observations systématiques du ciel et soigneusement consignées. Si l’on n’a pas retrouvé de vestiges architecturaux de cette université, des inscriptions sur une pierre de basalte attestent que Nabonide, roi de Babylone de 555 à 539 avant notre ère fit restaurer le temple de Sin que les archéologues situent à l’emplacement de la citadelle médiévale dont on peut encore voir de loin quelques vestiges inaccessibles pour le moment.


Ce qui saute aux yeux dans ce décor austère, c’est le haut minaret carré de la grande mosquée (Ulu Cami) construite de 744 à 750, vestige des Omeyyades, première dynastie arabe de califes qui ont gouverné le monde musulman de 661 à 750 et qui ont entrepris la conquête d’un vaste empire de l’Asie centrale jusqu'à l’Espagne, stoppée à Poitiers par Charles Martel en 732.


La construction de cette mosquée à Harran est le fait du 14e et dernier calife omeyyade qui eut à peine le temps de voir poser la dernière pierre. Contraint d’abandonner son palais à Damas sous la pression de révoltes, il s’était réfugié à Harran avant de s’enfuir vers l’Egypte où il fut massacré avec toute sa famille (sauf un membre qui réussit à rejoindre l'Espagne et sera à l’origine du califat omeyyade de Cordoue de 929 à 1031).
Avec l’arrivée des Abbassides (2e dynastie arabe de califes), Harran devint le siège d’un centre intellectuel d’importance. De la fin du 8e siècle au 9e siècle, des œuvres de philosophie, d'astronomie, de médecine, de sciences naturelles seront traduites du grec au syriaque et du syriaque à l'arabe. Quelques pans de mur à droite du minaret témoignent de cette première université islamique.                   

La visite d’Harran se termine sur les curieuses maisons ruches dont la traditionnelle construction s’est perpétuée depuis des millénaires.


Celles-ci datent du 19e siècle et sont protégées. Chaque pièce est surmontée de son cône en petits blocs de pierre disposés en cercle, recouvert de boue séchée sur l’extérieur. Ce qui en fait des habitations évolutives. Si besoin, on ajoute une pièce et son toit à l’ensemble.
La terre crue est un bon isolant thermique. Pour une efficacité maximale, les ouvertures sur l’extérieur sont réduites à une porte d’accès en façade et quelques trous en hauteur. Une ouverture au sommet des cônes laisse entrer la lumière du jour et permet une ventilation permanente.


Leur forme est bien adaptée pour résister aux vents parfois violents qui soufflent sur la vaste plaine.


La plupart ne sont plus habitées et sont utilisées comme réserves.  
L’une d’entre elles fait office de musée ethnographique.






Dans la cour intérieure, tandis qu’une jeune et intrépide exploratrice encore chancelante part à la découverte de son environnement, un café très particulier (spécialité de la région d’Urfa, Mardin et Diyarbakır) nous est offert. 



C’est une sorte d’extrait. Préparation et cuisson durent plusieurs heures selon un rituel très précis. Il est servi parcimonieusement au fond d’une petite tasse sans anse… et c’est bien suffisant car le breuvage est très amer. C’est le mırra.


Surtout ne reposez pas la tasse. La coutume et les bonnes manières locales sont strictes. Sous peine d’être mis à l’amende, il faut rendre la tasse vide à la personne qui a fait le service.


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