lundi 19 novembre 2018

Şanlıurfa, la ville et son musée


Pour sortir du cliché, Şanlıurfa « la ville des prophètes », qui développe à l’infini des récits s’appuyant sur des textes bibliques et des légendes, mettant complaisamment en scène des personnages dont la réalité historique est très incertaine (Adam et Eve, Noé, Jacob, le roi Nemrod, Abraham…), il est bien tentant de commencer cet article en évoquant une statue trouvée dans le quartier Yeni Mahalle, en pleine zone urbaine, à quelques 500m du légendaire bassin aux poissons (Balıklıgöl) et qui n’a eu qu’à traverser l’avenue (Haleplibahçe Caddesi) pour se retrouver en bonne place dans le tout nouveau musée archéologique d’Urfa.


C’est un raccourci stylistique car elle fut exhumée en 1990, et probablement exposée dans l’ancien musée archéologique avant l’inauguration de celui-ci en 2015. 


Muette, comme le laisserait supposer son absence de lèvres? Elle a quand même livré quelques indices aux archéologues... Son énigmatique regard d’obsidienne vient du fond des âges, et plus scientifiquement parlant, d’une période charnière de la préhistoire de cette région, le néolithique précéramique. D’un coup, les patriarches cités plus haut font figure de jeunots sur l’échelle du temps face à l’ancêtre taillé dans la pierre ! 

Elle reposait sur un sol de type terrazzo qui caractérise les constructions du néolithique précoce comme à Nevalı Çori et Çayönü, environ 9000 à 8000 avant notre ère. Ce type de sol est aussi présent à Göbekli Tepe et Jéricho. Il est composé de pierres agglutinées avec de la chaux vive et de l’argile pour constituer un plancher imperméable.


La datation au carbone 14 de résidus collés à la statue a contribué aussi à déterminer son âge : pas moins de 11000 ans !
D’une hauteur de 1,80m, c’est la plus ancienne représentation statuaire de taille humaine retrouvée à ce jour pour cette période.


Un témoignage qui confirme ce que les archéologues ont commencé à comprendre dans la deuxième moitié du 20e siècle, à savoir l’importance de cette région du sud-est de l’Anatolie concernant les processus de néolithisation.
Des premières fouilles ont été entreprises à Cayönü (près de Diyarbakır) en 1962 qui ont révélé des particularités dans les techniques de taille et l’utilisation de l’obsidienne de Cappadoce. Détails qui modifiaient l’hypothèse que les sites de Turquie n’étaient que de simples extensions migratoires de ceux du Levant avec pour référence Jéricho.
D’autres lacunes chronologiques et spatiales ont été partiellement comblées par des missions de sauvetage effectuées dans les années 80/90 en prévention de la mise en eau des barrages et dont nous allons retrouver les traces de ces sites dans les salles du musée (Nevali Çori, Gritille, Akarçay, Mezraa-Tellailat, Gürcütepe).
Ceci explique l’urgente nécessité de la construction imposante qui fait aujourd’hui la fierté de Şanlıurfa.



Laissons provisoirement de côté la section consacrée au site de Göbekli Tepe qui sera le sujet d’un prochain article afin de ne pas trop surcharger celui-ci.
De nombreuses vitrines présentent un matériel conséquent d’artefacts, précieux éléments pour connaitre un peu mieux les activités des populations néolithiques des alentours dans leur première étape de sédentarisation, probablement antérieure à celle d’Aşıklı Höyük (vu in situ, il y a quelques mois), et contemporaine d'au moins les dernières constructions de Göbekli Tepe. 
La chasse et la pêche avec la fabrication d’arcs, de flèches et d'hameçons



Le polissage des peaux avec des grattoirs, le tissage avec des fusaïoles, la couture avec des perçoirs, des aiguilles. Et aussi la confection de parures, comme le collier retrouvé à Akarçay Tepe.




La fabrication de récipients en pierre, puis plus tard en terre cuite






Au 6millénaire avant notre ère, les poteries seront même décorées (culture Halaf)


La réalisation de statues, de totems, de figurines à l’aide d’un outillage lithique de précision, burins, marteaux et bifaces multifonctions.





Plus récente, celle-ci date du chalcolithique


La construction d'habitations, de lieux de rassemblements cultuels ou autres (ces derniers inspirés de ceux de Göbekli Tepe? mais avec des piliers en T semblables plus petits)
Certaines ont été sauvées des eaux pour être reconstituées ici.


Akarçay Tepe, 8e millénaire avant notre ère


Nevalı Çori: Structure communautaire carrée de 14m de côté, avec 2 piliers centraux en T de 2,35m de haut présentant des reliefs de bras et mains stylisés semblables à ceux de Göbekli Tepe. 
Cette structure est associée à 29 autres constructions d'habitations ou lieux de stockage de facture plus simple. 


Puis le chemin vers les civilisations de l’écriture continue.
Des tablettes assyriennes


Les stèles de Nabonide, roi de Babylone de 555 à 539 avant notre ère, qui relatent la restauration du temple de Sin à Harran.



D’autres sections du musée prolongent en accéléré le retour vers des périodes de l’histoire plus récentes.

Mais il nous reste peu de temps pour aller respirer l’air de Şanlıurfa au présent, se mêler à la foule du dimanche, reflet d’une diversité culturelle qui se presse autour du bassin aux carpes aussi gloutonnes que sacrées, faire quelques pas dans le parc et apercevoir entre les feuillages, les colonnes symbolisant la propulsion d’Abraham vers le brasier qui aurait du le consumer sans l’intervention du dieu tout puissant des religions monothéistes qui transforma les flammes en eau et les bûches du brasier en poissons.





Ne quittons pas Şanlıurfa sans faire honneur à quelques spécialités culinaires. Ce sera selon les goûts de chacun, du foie grillé enveloppé dans une galette, des içli köfte, ou un pide       




Et puis un dernier mot sur Urfa « la glorieuse », renommée Şanlıurfa depuis 1983 en tardive reconnaissance de sa résistance face aux troupes françaises qui tentèrent, de 1919 à 1921, d’intégrer à leurs récentes possessions syriennes, les provinces ottomanes d’Antep, Maraş et Urfa, cédées par les Britanniques selon les accords Sykes-Picot. Cette occupation, dans un contexte d’après guerre encore largement teinté de colonialisme, est connue sous le nom de campagne de Cilicie. Comme à Gaziantep, suite aux accords d’Ankara, les troupes françaises quittèrent la ville.
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Bibliographie
* LE NÉOLITHIQUE EN ANATOLIE, UN PATRIMOINE ARCHÉOLOGIQUE AUX ORIGINES DE NOS SOCIÉTÉS ACTUELLES, Martin Godon, Les Dossiers de l’IEFA, chapitre II Historique des fouilles au Proche-Orient : https://books.openedition.org/ifeagd/219
* Ô Bonne Mère, Jean Guilaine : https://journals.openedition.org/archeopages/837

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