Pour sortir du cliché, Şanlıurfa « la ville des
prophètes », qui développe à l’infini des récits s’appuyant sur des textes
bibliques et des légendes, mettant complaisamment en scène des personnages dont
la réalité historique est très incertaine (Adam et Eve, Noé, Jacob, le roi
Nemrod, Abraham…), il est bien tentant de commencer cet article en évoquant une
statue trouvée dans le quartier Yeni Mahalle, en pleine zone urbaine, à
quelques 500m du légendaire bassin aux poissons (Balıklıgöl) et qui n’a eu qu’à
traverser l’avenue (Haleplibahçe Caddesi) pour se retrouver en bonne place dans
le tout nouveau musée archéologique d’Urfa.
C’est un raccourci stylistique car elle fut exhumée en
1990, et probablement exposée dans l’ancien musée archéologique avant l’inauguration
de celui-ci en 2015.
Muette, comme le laisserait supposer son absence de lèvres? Elle a quand même livré quelques indices aux archéologues... Son énigmatique regard d’obsidienne vient du fond des
âges, et plus scientifiquement parlant, d’une période charnière de la préhistoire
de cette région, le néolithique précéramique. D’un coup, les patriarches cités
plus haut font figure de jeunots sur l’échelle du temps face à l’ancêtre taillé
dans la pierre !
Elle reposait sur un sol de type terrazzo qui caractérise
les constructions du néolithique précoce comme à Nevalı Çori et Çayönü, environ
9000 à 8000 avant notre ère. Ce type de sol est aussi présent à Göbekli Tepe et
Jéricho. Il est composé de pierres agglutinées avec de la chaux vive et de
l’argile pour constituer un plancher imperméable.
La datation au carbone 14 de résidus collés à la statue a
contribué aussi à déterminer son âge : pas moins de 11000 ans !
D’une hauteur de 1,80m, c’est la plus ancienne représentation
statuaire de taille humaine retrouvée à ce jour pour cette période.
Un témoignage qui confirme ce que les archéologues ont
commencé à comprendre dans la deuxième moitié du 20e siècle, à
savoir l’importance de cette région du sud-est de l’Anatolie concernant les
processus de néolithisation.
Des premières fouilles ont été entreprises à Cayönü (près
de Diyarbakır) en 1962 qui ont révélé des particularités dans les techniques de
taille et l’utilisation de l’obsidienne de Cappadoce. Détails qui modifiaient
l’hypothèse que les sites de Turquie n’étaient que de simples extensions migratoires
de ceux du Levant avec pour référence Jéricho.
D’autres lacunes chronologiques et spatiales ont été
partiellement comblées par des missions de sauvetage effectuées dans les années
80/90 en prévention de la mise en eau des barrages et dont nous allons
retrouver les traces de ces sites dans les salles du musée (Nevali Çori,
Gritille, Akarçay, Mezraa-Tellailat, Gürcütepe).
Ceci explique l’urgente nécessité de la construction
imposante qui fait aujourd’hui la fierté de Şanlıurfa.
Laissons provisoirement de côté la section consacrée au site de Göbekli Tepe qui sera le sujet d’un prochain article afin de ne pas
trop surcharger celui-ci.
De nombreuses vitrines présentent un matériel conséquent
d’artefacts, précieux éléments pour connaitre un peu mieux les activités des
populations néolithiques des alentours dans leur première étape de
sédentarisation, probablement antérieure à celle d’Aşıklı Höyük (vu in situ, il
y a quelques mois), et contemporaine d'au moins les dernières constructions de Göbekli Tepe.
La chasse et la pêche avec la fabrication d’arcs, de flèches et d'hameçons
Le polissage des peaux avec des
grattoirs, le tissage avec des fusaïoles, la couture avec des perçoirs, des aiguilles. Et aussi la confection de parures, comme le collier retrouvé à Akarçay Tepe.
La fabrication de récipients en pierre, puis plus tard en
terre cuite
Au 6e millénaire avant notre ère, les poteries seront même décorées (culture Halaf)
La réalisation de statues, de totems, de figurines à
l’aide d’un outillage lithique de précision, burins, marteaux et bifaces
multifonctions.
Plus récente, celle-ci date du chalcolithique |
La construction d'habitations, de lieux de rassemblements
cultuels ou autres (ces derniers inspirés de ceux de Göbekli Tepe? mais avec des piliers en T semblables plus petits)
Certaines ont été sauvées des eaux pour être reconstituées
ici.
Akarçay Tepe, 8e millénaire avant notre ère |
Puis le chemin vers les civilisations de l’écriture
continue.
Des tablettes assyriennes
Les stèles de Nabonide, roi de Babylone de 555 à 539 avant notre ère, qui relatent la
restauration du temple de Sin à Harran.
D’autres sections du musée prolongent en accéléré le
retour vers des périodes de l’histoire plus récentes.
Mais il nous reste peu de temps pour aller respirer l’air
de Şanlıurfa au présent, se mêler à la foule du dimanche, reflet d’une
diversité culturelle qui se presse autour du bassin aux carpes aussi
gloutonnes que sacrées, faire quelques pas dans le parc et apercevoir entre les
feuillages, les colonnes symbolisant la propulsion d’Abraham vers le brasier
qui aurait du le consumer sans l’intervention du dieu tout puissant des
religions monothéistes qui transforma les flammes en eau et les bûches du brasier en poissons.
Ne quittons pas Şanlıurfa sans faire honneur à quelques
spécialités culinaires. Ce sera selon les goûts de chacun, du foie grillé
enveloppé dans une galette, des içli
köfte, ou un pide…
Et puis un dernier mot sur Urfa « la
glorieuse », renommée Şanlıurfa depuis 1983 en tardive reconnaissance de
sa résistance face aux troupes françaises qui tentèrent, de 1919 à 1921, d’intégrer
à leurs récentes possessions syriennes, les provinces ottomanes d’Antep, Maraş
et Urfa, cédées par les Britanniques selon les accords Sykes-Picot. Cette
occupation, dans un contexte d’après guerre encore largement teinté de
colonialisme, est connue sous le nom de campagne de Cilicie. Comme à Gaziantep,
suite aux accords d’Ankara, les troupes françaises quittèrent la ville.
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Bibliographie
* LE NÉOLITHIQUE EN ANATOLIE, UN PATRIMOINE ARCHÉOLOGIQUE
AUX ORIGINES DE NOS SOCIÉTÉS ACTUELLES, Martin Godon, Les Dossiers de l’IEFA,
chapitre II Historique des fouilles au Proche-Orient : https://books.openedition.org/ifeagd/219
* Ô Bonne Mère, Jean Guilaine : https://journals.openedition.org/archeopages/837
* Ô Bonne Mère, Jean Guilaine : https://journals.openedition.org/archeopages/837
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