Curieusement ce site néolithique n’est au programme
d’aucun circuit et absent de tous les dépliants, cartes et autres publications
concernant la Cappadoce, région de Turquie si prisée des touristes autochtones et
étrangers. Pourtant il n’est qu’à 8 km de Selime et de la vallée d’Ihlara et
borde en aval de ces sites la rivière Melendiz qui a creusé le canyon apprécié
des randonneurs.
Pas assez spectaculaire sans doute, il n’arrive pas à
concurrencer les églises rupestres nichées dans les parois verticales de la
gorge toute proche, ni les mystérieuses villes souterraines et les étonnantes cheminées disséminées à quelques dizaines de km.
Depuis Aksaray, en direction de la vallée d’Ihlara, il
suffit cependant de parcourir 25 km et de faire un petit crochet vers le
village Kızılkaya pour trouver facilement le site Aşıklı Höyük.
L’endroit est désert, le portail fermé, mais le gardien
s’approche et nous propose aussitôt de nous accompagner pour la visite. Nous
grimpons sur la butte recouverte en partie de toiles blanches protégeant des
vestiges qui attendent l’arrivée prochaine des équipes, en été.
D'autres sont à découvert.
Au passage on
remarque en bordure du tertre excavé les strates découvrant l’empilement des
reconstructions successives.
Une structure couvre une autre partie des zones fouillées.
Découvert par Edmund Gordon en 1963, et prospecté par Ian
Todd en 1964-65, les véritables investigations archéologiques n’ont commencées
qu’en 1989. Rapidement les datations au carbone 14 ont révélé la présence d’une
occupation remontant à plus de 10 000 ans. Les recherches ont témoigné
d’un peuplement sédentaire entre 8200 et 7500 avant notre ère, d’habitations
néolithiques (antérieurs à Çatal Höyük, 7400 et 6000 avant notre ère) et des
prémices de mutations progressives du mode chasseurs-cueilleurs au mode agro-pastoral
dans le niveau 2 qui correspond au 8e millénaire.
Les fouilles ont été dirigées par plusieurs archéologues
de l'université d'Istanbul : Ufuk Esin jusqu'en 2001 puis Nur Balkan Atlı
jusqu'en 2003. Depuis 2010 Mihriban Özbaşaran a pris le relais.
Les niveaux d’occupation qui se succèdent sur plus de
mille ans et 15 m de stratigraphie ont été définis du plus récent (1) au plus
ancien (4).
Le niveau 4, le plus récemment mis à jour et concernant
comme le niveau 3 des constructions du 9e millénaire avant notre ère,
témoigne d’un changement majeur dans le domaine architectural. Les abris
circulaires creusés dans le sol, consolidés de briques crues sur une faible
hauteur et recouverts d’un toit de paille sont délaissés pour des
constructions en surface de forme rectangulaire et constituées de briques crues
superposées.
Ces habitations, comme le montre la reconstitution d'un
quartier domestique à l’entrée du site, sont agglutinées par 5 ou 6 et ne
comportent qu’une petite pièce ou deux d’environ 12 m2 et sont reliées les unes
aux autres par des ouvertures. Il n'y a pas de porte donnant sur l'extérieur mais probablement en hauteur des
petites ouvertures carrées d’une vingtaine de cm laissaient filtrer un peu de
lumière. L'accès se faisait probablement
par les toits, à l’aide d’échelles de bois comme à Çatal Höyük.
A l’intérieur dans un coin, on trouve fréquemment un foyer
et parfois une sépulture creusée dans le sol, dans laquelle ont été inhumés un ou
plusieurs corps souvent en position fœtale, indistinctement homme, femme ou
enfant. Environ 70 ont été retrouvés dans les 400 structures fouillées. On ne
sait pas ce qu’il advenait des autres défunts de la communauté. (Le squelette de
la photo est une reproduction en plastique se trouvant dans une habitation
reconstituée)
Les pièces sans foyer étaient peut être utilisées pour le
stockage de viande, de graminées, mais rien ne le confirme.
Les quartiers sont séparés par des allées étroites
mesurant au plus 1 m et par des cours intérieures un peu plus larges où
devaient se regrouper les habitants pour leurs diverses activités quotidiennes. Préparation et prise des repas, fabrication d’outils, boucherie, travail des
peaux d'animaux, débitage de bois, vannerie...
Deux autres constructions beaucoup plus vastes, nommées
HV et T, datée du 8e millénaire avant notre ère, sont à observer
sous la structure de protection. Leur fonction visiblement particulière n’a pu être
déterminée pour le moment mais il n’y a aucun doute sur un usage d’une grande
importance au vu des soins apportés à la construction et de son entretien régulier.
Certains murs sont construits en pierre, et on note la présence de peintures
sur plâtre.
Les fouilles ont permis la collecte d’un matériel d’étude
conséquent dont on peut voir bon nombre de pièces au musée d’Aksaray.
L’outillage est constitué principalement de racloirs, grattoirs, pointes de flèches en
obsidienne provenant de gisements des pentes de la montagne Göllüdağ toute proche,
mais également en os et en bois de cervidé.
Des parures ont été retrouvées dans les sépultures.
Essentiellement les perles de colliers et bracelets faites de dents d’animaux percées,
mais aussi en pierres et pierres semi-précieuses et même en cuivre battu à
chaud ou à froid pour l’aplatir puis le couper, le rouler ou le torsader. Prémices
de métallurgie, les premiers attestés dans la région.
Un fragment de bracelet en obsidienne découvert en 1995, d’une
grande précision technique et d’un polissage presque parfait, étudié par les
laboratoires de l’École Centrale de Lyon et de l’École Nationale d'Ingénieurs
de Saint Etienne a été sous le feu des projecteurs médiatiques il y a quelques
années.
Le crâne d’une jeune femme a révélé une pratique de trépanation à laquelle elle aurait survécu au moins quelques jours.
Seules quelques très rares figurines d’animaux en terre crue
ou cuite ont été retrouvées dans le niveau 2, confirmant une culture encore largement acéramique.
Une économie de subsistance est attestée : la chasse
de moutons, chèvres, bœufs, sangliers, chevaux, cerfs et lièvres constitue encore le
moyen d’approvisionnement carné mais le parcage de ces animaux de forme sauvage
et l’utilisation du fumier ont laissé des traces visibles dès le niveau 4
tandis que des premières tentatives de domestication apparaissent dans le
niveau 2.
Si la cueillette est encore la principale source d’alimentation
en végétaux, des indices de domestication du blé apparaissent aussi dans la
dernière période d’occupation. Certains outils en obsidienne ont servi à
moissonner des plantes sauvages ou cultivées. La production de céréales n’est
pas prouvée sur le site mais il se peut sa consommation provienne d’une autre région. Des pierres à moudre témoignent d'une fabrication de farine.
Aşıklı Höyük racontent en détail la vie quotidienne de
ses habitants à l’aube de la sédentarisation et redéfinit les caractères locaux
témoignant d’une véritable révolution qui va se confirmer et se propager au
cours du millénaire suivant. La population n’aurait jamais excédé plus de
quelques centaines d’individus.
A notre départ le gardien referme soigneusement le
portail et nous remercie de notre visite. Il est 17h. Sa journée est finie, il
n’y aura plus d’autres visiteurs.
Demain peut être un car scolaire apportera son lot d’élèves
chahuteurs, qu’un enseignant motivé tentera d’intéresser aux balbutiements d’un
processus qui aboutira au développement des civilisations.
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