lundi 12 novembre 2018

Göbekli Tepe, un site exceptionnel dénaturé et escamoté


Un mois s’est écoulé depuis mon retour d’un voyage en Anatolie du Sud-Est. La rédaction de plusieurs articles en a occupé une partie, mais surtout il a bien fallu tout ce temps pour évacuer la déception occasionnée par la visite du site de Göbekli Tepe, pourtant si attendue.
Fermé aux visites la veille, pour une raison non communiquée… il est finalement accessible en cette matinée.


Depuis le parking flanqué des deux bâtisses circulaires composant le centre d’accueil touristique, (pourquoi pas un hôtel aussi pour mieux rentabiliser le concept ?), une navette nous conduit sur la voie empierrée de 900m, vers les lieux balisés et recouverts de l’imposante structure de protection. 
L’ensemble des 4 enceintes circulaires désignées A, B, C et D, les plus longuement fouillées par Klaus Schmidt  et son équipe, est donc isolé du reste du site qui pourtant en recèle une quinzaine d’autres semblables selon des relevés géomagnétiques, dont quelques unes en cours de fouilles. E et F sont en plein air, au bord de la voie d’accès et d’autres sont sous la protection d’une toiture métallique.
Pour la perspective, il faudra avoir recours à son imagination…





Mais une autre surprise nous attend.
Depuis la rambarde intérieure de la passerelle qui entoure les vestiges et qui normalement doit permettre d’avoir une vue d’ensemble, est tendue une bâche verte qui recouvre le tout, occultant toute visibilité et pas mal de luminosité. 



Pas d’autre option que de s’accroupir pour apercevoir quelque chose derrière le grillage. Et oui il y a aussi un grillage… et ça complique encore les choses pour faire des photos. Bien viser pour que l’objectif soit en face d’un trou… Ça devient très vite agaçant et inconfortable, même pour les plus motivés !


Peut être aurait-il mieux valu s’en tenir aux descriptions enthousiastes des archéologues, aux récits de visiteurs fascinés qui ont eu la chance de voir le site avant son aménagement, aux photos de magazines spécialisés…

Laissons un moment de côté le dépit et la frustration pour se concentrer sur ce que représente ce lieu pour l’histoire de l’humanité.

Depuis la découverte fortuite de son importance et les premières prospections en 1995, les campagnes de fouilles se sont succédées et ont immédiatement retenu l’attention de la communauté scientifique. Klaus Schmidt, archéologue allemand, y a consacré 19 années de sa vie avant son décès en 2014. Les fouilles continuent avec la coopération de l’institut allemand d'archéologie et du musée archéologique de Şanlıurfa, ainsi que le soutien financier du groupe Doğuş qui a investi aussi pour l’infrastructure.
En juin 2018, le site a été inscrit sur la liste du Patrimoine Mondial de l’UNESCO. Fermé au public depuis 2016 pour travaux d’aménagements, il est en principe ouvert depuis mai 2018.

Un monticule haut de 15m et d’un diamètre de 300m, couronnant une colline de 750m, est à l’origine de la toponymie Göbekli Tepe, et plutôt que sa traduction « colline au nombril » couramment acceptée, celle de « mont ventru » serait à mon humble avis plus exacte.
Mais ceci n’est qu’un petit détail pour tenter de replacer le site dans son environnement naturel que les derniers aménagements tendent à faire oublier…
Cette région aux confins de l’Anatolie orientale et de la Haute Mésopotamie, est connue pour avoir abrité quelques unes des premières sédentarisations de l’humanité notamment à Nevalı Çori, Hallan Çemi, Çayönü… dont les niveaux les plus anciens ont été datés vers 9 000 avant notre ère.

Mais le site de Göbekli Tepe, situé à environ 20km de Şanlıurfa n’est pas un témoignage de sédentarisation. Les études, menées depuis plus de 20 ans, convergent vers la perception d’un lieu de rencontre de plusieurs groupes de chasseurs-cueilleurs ayant entrepris de monumentales constructions pendant plus de 1000 ans (entre 9600 et 8200 avant notre ère). Puis elles ont été ensevelies volontairement comme pour marquer la fin d’une époque. Une véritable aubaine, cet enfouissement qui les a protégées, une extraordinaire chance de les avoir retrouvées. Reste à savoir comment une telle réalisation a été possible avec des moyens très limités (essentiellement des silex en grande quantité, retrouvés sur place… et la force musculaire humaine). Reste à décrypter la signification qu’elles avaient pour leurs constructeurs et pour ceux qui se rassemblaient en ces lieux. Car ils étaient nombreux, comme l’attestent les résidus d’une abondante consommation de nourriture et de boissons probablement alcoolisées.

Ce que l’on peut en voir est un ensemble monumental de 4 enceintes. Chacune d’elles a un diamètre allant de 10 à 25m. Deux imposants monolithes en T se dressent au centre mesurant jusqu'à 5,50m de hauteur, pesant de 15 à 20 tonnes.
Sur le pourtour de chaque enceinte, une dizaine de piliers, plus petits mais également en T, sont insérés dans un mur de pierre et de mortier de terre crue.



Sur l’une des faces et parfois sur la tranche ils sont décorés de reliefs représentant une faune variée, renards, sangliers, aurochs, serpents, insectes, oiseaux. 







Ces monolithes sont sans aucun doute possible de forme anthropomorphique. Certains présentent en relief le détail des mains, d’une ceinture, d’un pagne. On voit nettement ici le long bras et la main tenant le bas du pilier et juste en dessous des signes alignés. 


Mais la tête n’est pas représentée, juste évoquée par la barre du T. Pourquoi deux piliers centraux ? Dualité masculin/féminin ? Aucun détail n’a confirmé cette hypothèse.


D’après Schmidt, il est possible que ces représentations humaines sans visage mais gigantesques correspondent à un changement de perception de l’humanité sur son environnement, à une affirmation de sa suprématie sur les animaux.
Pour les représentations animalières d’un naturalisme étonnant, plusieurs hypothèses sont avancées. Des gardiens, des attributs des créatures anthropomorphiques, un répertoire des animaux vénérés ou sacrifiés lors des pratiques funéraires, des emblèmes totémiques de différents clans?






Les questions sont plus nombreuses que les réponses.
Cet ensemble architectural met en évidence la mise en œuvre de techniques complexes, d’une maîtrise de l’espace, d’une organisation sociétale hiérarchisée, d’un sens artistique très évolué. Il témoigne de grands rassemblements  périodiques qui favorisaient la communication et probablement le partage des connaissances entre des groupes habituellement éparpillés.
Une révolution culturelle aurait donc précédé et aurait été le facteur déclenchant d’un passage progressif vers la sédentarisation qui aurait elle-même entraîné des conditions favorables au début de l’agriculture et la domestication d’animaux.

Au delà du spectaculaire de la réalisation, Göbekli Tepe témoigne surtout d’une période de transition et de grands changements dans l’histoire de l’humanité.

Dommage qu’il ait été récupéré pour en faire une destination touristique de masse… tout comme le sanctuaire d’Antiochos au sommet du mont Nemrut et le site de Zeugma, inclus dans les projets de développement du GAP.  
Abasourdis par les conditions de la visite, quelques uns délaissent la navette bondée pour une marche salutaire et silencieuse jusqu’au parking. Oui c’est autorisé. On a légèrement transpiré sous le soleil voilé, mais on avait besoin de ce moment transitoire entre un si lointain passé et le présent.
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Bibliographie
* K. Schmidt, Le premier temple, Göbekli Tepe, Paris, CNRS Éditions, 2015.
* Dossiers d'Archéologie n° 281- Mars 2003
Néolithique, découverte d'un berceau anatolien
* National Geographic Türkiye - Haziran 2011 - pp 90/115
* Geo n° 362 - Avril 2009

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