Une pause pour une énième photo ne s’imposait pas mais
comment résister ?
Laodikeia n’est distante de Pamukkale et de sa ville
antique, Hiérapolis, que d’une dizaine de kilomètres et lui fait face. Mais il
y a vingt ans on ne connaissait d’elle guère plus que son nom associé aux « Sept
Eglises d’Asie », Éphèse, Smyrne, Pergame, Thyatire, Sardes, Philadelphie
et Laodicée, toutes en Turquie, alors que plusieurs d’entre elles faisaient
déjà partie des étapes touristiques depuis longtemps. Pourtant de 1746 à 1765, lors de leur tournée
archéologique en Asie Mineure, les britanniques Chandler et Revett l’ont
visitée. De 1833 et 1843, G. Weber y effectue des fouilles mineures, s’intéresse
à la problématique de son approvisionnement en eau et publie un premier plan de
la ville antique en 1914.
Le professeur Jean de Gagniers de l'Université Laval de Québec
dirige de 1961 à 1963 la première campagne de fouilles archéologiques, suivie
des travaux de recherche du professeur Gustavo Traversari de l'Université Ca'
Foscari de Venise de 1995 à 2002.
Depuis 2003, les campagnes de fouilles et restaurations
s’enchainent sans interruption sous la direction du professeur Celal Simsek de
l'Université de Pamukkale en collaboration avec le musée de Denizli. Elles ont
été complétées de plusieurs travaux de reconstruction (agora sacrée, théâtre
Ouest, fontaine Trajan).
Entourée de plaines fertiles irriguées par trois
rivières, le Lycos (Çürüksu) le
Kapros (Başlıçay) et l'Asopos (Gümüşçay), Laodikeia se trouve sur un plateau et
les lieux furent habités en continu depuis la période chalcolithique (âge du
cuivre, 5500 av. notre ère) d’après les artefacts retrouvés. Mais l’histoire de
sa fondation n’est connue que depuis l’époque hellénistique sous le nom de
Diospolis (ville de Zeus) et Rhoas (colline d'Asopos) pour de courtes périodes, puis rebaptisée Laodikeia (du
nom de sa femme) par Antiochos II, souverain séleucide, qui fonde véritablement
la cité entre 261 et 253 av. notre ère, selon Pline l’ancien.
En 188 av. notre ère, Laodikeia passa au royaume de Pergame,
dont le dernier roi léguera finalement son royaume aux Romains en 133 av. notre
ère.
Sur ce plateau, depuis des millénaires paissaient des moutons
à la toison douce et noire, qui donnèrent à la cité une activité très
lucrative. Elle devint un grand centre de tissage de la laine mais aussi du
coton qui poussait en abondance dans la vallée. Son emplacement stratégique
favorisa la commercialisation des productions et la cité prospéra rapidement.
Elle se couvrit d’édifices somptueux qui furent
lourdement endommagés par le séisme de 60 av. notre ère, mais elle était si
riche que les citoyens refusèrent l'aide impériale et la reconstruisirent avec
leurs propres ressources, dit-on.
Celui de 494 encore plus dévastateur provoqua son
irréversible déclin puis son abandon après ceux qui suivirent entre 603 et 610.
Il est temps de découvrir ce qu’il en reste aujourd’hui.
Les guichets d’entrée au site sont situés au niveau de la
porte de Syrie qui ouvre sur l’avenue principale homonyme. Cette porte
monumentale est de construction byzantine et elle faisait partie d'un ensemble
de murs défensifs commandés par l'empereur Théodose Ier à la fin du 4e
siècle, afin de mieux protéger la ville qui avait déjà considérablement rétréci.
L’avenue de Syrie longue de 900m traversait la cité.
Pour le moment elle n’a été fouillée que sur 400m mais de
part et d’autre ont été identifiés plusieurs édifices qui devraient être au
programme du jour si l’insolation ne nous terrasse pas.
Sur le flanc Nord de l’avenue, le bâtiment, désigné maison
A, est un ensemble immobilier comprenant trois maisons avec trois cours intérieures
(péristyles) composées de pièces communicantes. Les fouilles, démarrées en 2006 se sont achevées en 2010. Construits sur une insula de
2000 m2, 47 espaces, 2 couloirs, une fontaine, un four et 5 commerces
ont été répertoriés. Ils reflètent le plan architectural typique de l'habitat
civil de la période impériale romaine. D’après les caractéristiques
architecturales des zones fouillées et des pièces de monnaie, céramiques,
verres, os et métaux trouvés, le bâtiment a été utilisé du 1er siècle
jusqu'au début du 7e siècle.
Un peu en retrait et longeant la rue menant de l’avenue
de Syrie au théâtre Nord, se trouve l'église de Laodikeia. Des traces d’églises
en ruines, il y en a plusieurs sur le site, mais apparemment rien ne laissait
présager de la présence d’un ouvrage aussi précoce et remarquable.
On y connaissait l’existence d’une communauté chrétienne
primitive par les textes du Nouveau Testament, en particulier l’un des Epitres
de Paul de Tarse et son évocation par Jean dans l’Apocalypse qui la cite parmi des
sept Églises d’Asie, ce qui donne au lieu une place particulière dans
l'histoire chrétienne. Mais à l’époque « Eglise » désigne avant tout
une communauté de croyants et pas nécessairement un lieu de prière défini.
L’édifice localisé en 2010 et entièrement exploré puis
restauré au cours des deux campagnes de fouilles qui ont suivi, est bien une
église et la première construite dans la cité, à l'époque de Constantin le
Grand, empereur de 310 à 337, qui marque la
fin des persécutions et la reconnaissance du christianisme comme culte légitime
au sein de l'empire romain (313 : édit de Milan)
Un concile eut lieu vers 364 et l’on peut imaginer qu’il
se déroula entre ses murs. Les débats portaient en particulier sur l'invocation exclusive des trois archanges Michel,
Gabriel et Raphaël pour éviter les pratiques magiques et idolâtres, et l'astrologie
y fut condamnée. La solennité du « Jour du Seigneur » fut
transférée au dimanche et la pratiquer le samedi (Shabbat), comme le faisaient
les Juifs, serait puni d'excommunication.
En effet une importante communauté juive vivait à
Laodicée depuis qu’Antiochos III y avait fait déplacer 2 000 Juifs de Babylone
au début du 2e siècle avant notre ère. Les Chrétiens laodicéens
cohabitaient paisiblement avec les Juifs et les Polythéistes. Ils avaient donc
tendance à intégrer les pratiques religieuses de chacun et ne rechignaient pas à vivre
dans l’aisance que leur procuraient leurs activités, ce pourquoi ils se virent
reprocher leur « tiédeur » dans la fameuse lettre de Paul.
Les archéologues ont eu la surprise (et nous aussi) d’y
découvrir des vestiges témoignant d’une architecture singulière avec un plan
basilical comprenant 3 nefs et 11 absides dont la plus grande abrite le chœur,
le synthronon (le banc semi-circulaire réservé au clergé) auquel on accède par
le bêma (espace clos).
Devant le bêma se trouve l’ambon, sorte de petite tribune
surélevée utilisée pour les prédications
Le baptistère auquel on accédait par un couloir est
inclus dans la structure. Le font baptismal en forme de croix, profond
d’environ un mètre, est l’un des plus anciens de l’histoire paléochrétienne.
Ces vestiges auquels s'ajoutent des mosaïques, des pavements en opus sectile, des
fresques et des inscriptions dédicatoires (les noms de deux responsables religieux, Polykarpos et Alexandre, figurent sur des mosaïques), ont propulsé le site archéologique au rang de centre majeur de
pèlerinage.
L'ensemble a été recouvert d'une structure
de protection et une partie du sol est dotée d'une plateforme vitrée
surélevée constituant un couloir de visite.
Le nymphée qui, un peu plus loin, borde l’avenue fut construit
au 2e siècle et dédié à l'empereur Septime Sévère (193-211 de notre
ère). Posés sur les marches longeant le parapet sud du bassin rectangulaire (41,60 x 14,30 m), les vestiges de vasques.
L’agora sacrée est située entre les deux théâtres et bordée de portiques sur trois côtés. On
y entrait depuis la rue de Syrie par trois portes monumentales : les propylons.
Dans la zone sacrée (temenos) se trouvaient des naiskos (sortes de niches
protégeant une statue de divinité) deux temples et autels, l'un d'ordre corinthien,
dédié à Athéna, la déesse tisserande de la ville, et l'autre d'ordre ionique,
dédié à Zeus, le dieu fondateur de Laodikeia. Pendant les activités de construction
commanditées par l'empereur Constantin le Grand (306-337), les temples déjà
bien endommagés par un nouveau et récent séisme, furent démantelés et les
traces de la religion païenne furent détruites, les blocs architecturaux et les
chapiteaux réemployés dans le réaménagement des portiques de l’agora.
L’édifice cultuel désigné temple A porte les caractéristiques
de l’ordre corinthien et devait donc être le temple dédié à Athéna.
Il présente quatre colonnes formant un vestibule, le
pronaos, sur sa façade antérieure, auquel on accède par un escalier de 7 marches. De chaque côté des socles de statues portent des
inscriptions grecques.
Le sol du naos, partie intérieure et centrale où était
située la statue de la divinité, a été restitué par des plaques de verre
laissant apparaitre la chambre voûtée qui soutenait le temple. Elle recelait les
dons et les offrandes.
Depuis ce lieu autrefois sacré, que seuls quelques initiés
étaient autorisés à fouler, converti aujourd’hui en terrasse panoramique, on
aperçoit à l’horizon la tache blanche des travertins de Pamukkale et la vallée fertile.
Le temple était ceint d’une cour à portique dont quelques
éléments ont été retrouvés.
Si ce temple a pu être en partie reconstitué c’est sans
doute parce qu’à partir du 4e siècle et l’implantation du
christianisme dans l'empire romain, il fut désaffecté et servit de bâtiment
d’archives pour l'église de Laodikeia. Il ne fut pas épargné par le séisme
suivant en 494, mais les éléments architecturaux moins éparpillés ont permis une
restauration significative.
Sur l’ancienne agora sacrée fut élevée une église probablement
après le séisme de 494. Elle fut détruite par le suivant au début du 7e
siècle.
Dans une rue perpendiculaire à l’avenue de Syrie, et près
du théâtre Nord, un autre complexe d’habitation a été détecté et révélé de 2006
à 2011. Il est répertorié comme maison avec église et péristyle.
Cette maison comporte 25 espaces dont deux salles avec absides à l'est (église de maison) et à l'ouest une sorte de salon de réception, ainsi qu’une cour péristyle, un atrium, un bain, une latrina et 19 espaces de vie. Il semblerait qu’elle ait été surmontée d’un étage. La bâtisse occupe une superficie de 2000 m2.
Compte tenu de son emplacement dans la partie
la plus peuplée de la ville, de sa taille et de ses caractéristiques
architecturales, elle devait appartenir à l'une des familles riches et célèbres
de Laodicée. Elle a subi quelques transformations mais fut habitée du 3e au 7e
siècle.
A proximité se situe donc le théâtre Nord construit au 2e
siècle en creusant le flanc de la colline. Il est resté en fonction jusqu’au 7e
siècle. La scène et la cavea ont été considérablement chahutées par les séismes
et bon nombre d’éléments ont été réemployés durant les siècles suivants. Il n’a
fait l’objet d’aucune intervention, contrairement au théâtre hellénistique,
connu sous le nom de théâtre de l'Ouest, plus petit et plus ancien, construit
entre 261-253 av. notre ère.
La restauration de ce dernier réalisée par une équipe de
10 universitaires, un architecte spécialisé, 12 archéologues, quatre experts en
restauration et 20 ouvriers, a duré deux ans et en juin 2023, Celal Simşek se
déclarait satisfait d’avoir mené à terme cet ambitieux projet. Des orchestres
philarmoniques se sont déjà produits sur le plancher de l’orchestra, devant
plusieurs milliers de spectateurs éblouis.
Revenons sur l’avenue de Syrie pour voir les principaux
établissements du flanc Sud dont l'agora centrale avec ses portiques et rangées
de boutiques constituant l'essentiel de la vie commerciale et sociale dans la
partie la plus animée de la ville.
A proximité, les vestiges de thermes publics monumentaux.
Plus au sud, l’agora politique est jouxtée d’un coté par le
bouleutérion, de l’autre par les thermes du stade, des édifices administratifs
dont un avec atrium, des latrines publiques, un complexe
bains-gymnasium, des fontaines et réservoirs d’eau.
Une rue transversale coupe la rue de Syrie et conduit au stade. A l’angle gisent les vestiges
ruinés du nymphée de Caracalla.
En prolongation du portique ouest de la rue du Stade, une autre
fontaine monumentale entièrement détruite elle aussi par les séismes, a été
explorée en 2019. Une statue brisée en 356 morceaux était sous les ruines de l’édifice.
Visiblement il a manqué quelques pièces pour reconstituer
le puzzle, en particulier les blocs de pierre qui ont été pillés au cours des
siècles pour d’autres constructions. Il a donc fallu utiliser de nouvelles pierres pour
soutenir et consolidifier l’ensemble de l’édifice. On comptera sur la patine du
temps qui passe pour atténuer l’aspect un peu trop neuf.
La façade principale surmontée d’un fronton porté par
deux colonnes encadre la sculpture composée de la statue de l'empereur Trajan
(98-117) et d’un captif dace menotté représentant l’annexion de la Dacie
(actuelle Roumanie) devenue province romaine sous son règne.
Nous ne pensions pas voir in situ la reconstitution de la
statue, vraiment impressionnante du haut de ses 3m. La cuirasse de l'empereur porte
de nombreux symboles, Méduse, éclair de Jupiter, griffons d’Apollon tendant
leurs pattes vers un bol d’eau représentant sans doute la contribution de Trajan à des aménagements hydrauliques dans la cité. Le nymphée construit en 113-114, était visiblement destiné
à glorifier la puissance de l'empire romain par les Laodicéens et à l’exposer
au public à titre de propagande politique. Autre particularité de l’édifice,
une loi sur l'eau, gravée dans la pierre fournissait des informations détaillées
sur l'utilisation de l'eau dans la ville, son assainissement, la protection des
canalisations, sa distribution, les caractéristiques de la surveillance et la sécurité
des ressources, ainsi que les sanctions à donner à ceux qui ne respectaient pas
les règles.
La cité fut en effet contrainte dès sa fondation à résoudre le
problème vital de son approvisionnement et stockage en eau de source, éloignée
de 8 km, et dans l’obligation de construire un important réseau hydraulique
d’aqueduc, de canalisations à siphon et de terminaux de distribution. Il était
complété de canaux souterrains d’évacuation performants. L’une des raisons
majeures de son abandon fut sans doute la destruction de ces réseaux. Parmi toutes les cités antiques de la région, Laodikeia, par sa proximité avec l'épicentre, fut la plus dévastée par les nombreux tremblements de terre.
Au 12e siècle, les Seldjoukides préférèrent s'installer dans les environs, sur un autre plateau où l'eau était plus facilement accessible. La nouvelle ville de Laodicée prit le nom de Ladik mais au fil du temps, elle fut appelée Donguzlu, Tonguzluk et Dengizli avant de devenir Denizli
qui, en turc, signifie "lieu où il y a beaucoup d'eau".
Durant la période ottomane, la ville accéda à l'ancienne renommée de Laodicée dans le secteur du textile.
Suite à cette visite on peut comprendre la description
élogieuse et enthousiaste de l’UNESCO à propos du site archéologique de
Laodikeia qui est inscrit sur les listes indicatives depuis 2013. En résumé: pour
son urbanisme remarquable, ses édifices prestigieux et monumentaux, l'importance
accordée à la culture avec ses deux théâtres, aux arts, aux sports (le plus
grand stade d’Anatolie) et à l'engagement civique, pour la diversité de ses activités artisanales (les
tissages, la sculpture du marbre…) et l’efficacité de son commerce, pour son
église primitive témoignant des premières communautés chrétiennes, Laodikeia dépasse
Hiérapolis et égale Ephèse en termes de patrimoine culturel mondial.
Et visiblement il y a encore beaucoup à découvrir… La
dernière en date au printemps 2024: une tête monumentale d’Hygie, la
déesse grecque personnifiant les
concepts de santé, de propreté et d’hygiène, fille d’Asclépios, dieu de la
médecine, retrouvée coincée dans les ruines du théâtre. En attendant de trouver la
partie inferieure de la statue, cette trouvaille inattendue pourrait orienter
les recherches vers la place de la médecine dans la cité. D’après Celal Şimşek,
des sources écrites mentionnent l’existence d’une école de médecine à Laodikeia
et Strabon (Géographie XII, 8, 20) cite un important médecin de la ville :
Alexandre Philalèthe. Dans la Bible (Apocalypse 3,18), la lettre envoyée à
l’église de Laodikeia évoque un collyre à appliquer sur les yeux. La mise au
jour préalable d’une statue d’Asclépios avait déjà orienté les recherches vers
cette hypothèse.
Reste à espérer que l’esprit de compétition et les objectifs mercantiles qui semblent avoir gagné le secteur de l’archéologie en Turquie ne dérivent pas trop vers
l’excès de zèle, que préservation et
conservation du patrimoine riment encore avec restauration et le moins possible
avec reconstruction.
Un point commun avec le site de Tripolis, les moyens mis
en œuvre tant pour les excavations que les restaurations mobilisent un important matériel de chantier. Les engins qui sillonnent le plateau tout au long de l’année
ne laissent aucun répit à la végétation qui a totalement disparue. Visiblement l’archéobotanique ne fait pas partie du projet. Ne subsiste
par endroit qu’une sorte de panicaut desséché à ras du sol que j’ai eu la
mauvaise idée de fouler pour éviter la poussière d’un chemin, et dont j’ai
senti les griffures de ses épines agressives. Pas la moindre
fleurette nichée au creux des ruines, ni le moindre brin d’herbe… Les moutons
noirs ne sont pas près de faire partie du paysage !
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Sources
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