jeudi 31 octobre 2024

Laodikeia - Laodicée du Lycos

Après un hébergement relaxant dans un hôtel près de Karahayıt et ses sources thermales d’eau ferrugineuses à 50 degrés, nous avons longé la merveille géologique, Pamukkale. Pas moins de 17 sources d’eaux chaudes chargées en carbonate de calcium s'écoulent des entrailles de la montagne pour se pétrifiées en tufières et offrir un stupéfiant spectacle de bassins immaculés.


Une pause pour une énième photo ne s’imposait pas mais comment résister ?

Laodikeia n’est distante de Pamukkale et de sa ville antique, Hiérapolis, que d’une dizaine de kilomètres et lui fait face. Mais il y a vingt ans on ne connaissait d’elle guère plus que son nom associé aux « Sept Eglises d’Asie », Éphèse, Smyrne, Pergame, Thyatire, Sardes, Philadelphie et Laodicée, toutes en Turquie, alors que plusieurs d’entre elles faisaient déjà partie des étapes touristiques depuis longtemps.
Pourtant de 1746 à 1765, lors de leur tournée archéologique en Asie Mineure, les britanniques Chandler et Revett l’ont visitée. De 1833 et 1843, G. Weber y effectue des fouilles mineures, s’intéresse à la problématique de son approvisionnement en eau et publie un premier plan de la ville antique en 1914.
Le professeur Jean de Gagniers de l'Université Laval de Québec dirige de 1961 à 1963 la première campagne de fouilles archéologiques, suivie des travaux de recherche du professeur Gustavo Traversari de l'Université Ca' Foscari de Venise de 1995 à 2002.
Depuis 2003, les campagnes de fouilles et restaurations s’enchainent sans interruption sous la direction du professeur Celal Simsek de l'Université de Pamukkale en collaboration avec le musée de Denizli. Elles ont été complétées de plusieurs travaux de reconstruction (agora sacrée, théâtre Ouest, fontaine Trajan).
Entourée de plaines fertiles irriguées par trois rivières, le Lycos (Çürüksu) le Kapros (Başlıçay) et l'Asopos (Gümüşçay), Laodikeia se trouve sur un plateau et les lieux furent habités en continu depuis la période chalcolithique (âge du cuivre, 5500 av. notre ère) d’après les artefacts retrouvés. Mais l’histoire de sa fondation n’est connue que depuis l’époque hellénistique sous le nom de Diospolis (ville de Zeus) et Rhoas (colline d'Asopos) pour de courtes périodes, puis rebaptisée Laodikeia (du nom de sa femme) par Antiochos II, souverain séleucide, qui fonde véritablement la cité entre 261 et 253 av. notre ère, selon Pline l’ancien.
En 188 av. notre ère, Laodikeia passa au royaume de Pergame, dont le dernier roi léguera finalement son royaume aux Romains en 133 av. notre ère.
Sur ce plateau, depuis des millénaires paissaient des moutons à la toison douce et noire, qui donnèrent à la cité une activité très lucrative. Elle devint un grand centre de tissage de la laine mais aussi du coton qui poussait en abondance dans la vallée. Son emplacement stratégique favorisa la commercialisation des productions et la cité prospéra rapidement.
Elle se couvrit d’édifices somptueux qui furent lourdement endommagés par le séisme de 60 av. notre ère, mais elle était si riche que les citoyens refusèrent l'aide impériale et la reconstruisirent avec leurs propres ressources, dit-on.
Celui de 494 encore plus dévastateur provoqua son irréversible déclin puis son abandon après ceux qui suivirent  entre 603 et 610.




Il est temps de découvrir ce qu’il en reste aujourd’hui.


Les guichets d’entrée au site sont situés au niveau de la porte de Syrie qui ouvre sur l’avenue principale homonyme. Cette porte monumentale est de construction byzantine et elle faisait partie d'un ensemble de murs défensifs commandés par l'empereur Théodose Ier à la fin du 4e siècle, afin de mieux protéger la ville qui avait déjà considérablement rétréci.


L’avenue de Syrie longue de 900m traversait la cité.


Pour le moment elle n’a été fouillée que sur 400m mais de part et d’autre ont été identifiés plusieurs édifices qui devraient être au programme du jour si l’insolation ne nous terrasse pas.   


Sur le flanc Nord de l’avenue, le bâtiment, désigné maison A, est un ensemble immobilier comprenant trois maisons avec trois cours intérieures (péristyles) composées de pièces communicantes. Les fouilles, démarrées en 2006 se sont achevées en 2010. Construits sur une insula de 2000 m2, 47 espaces, 2 couloirs, une fontaine, un four et 5 commerces ont été répertoriés. Ils reflètent le plan architectural typique de l'habitat civil de la période impériale romaine. D’après les caractéristiques architecturales des zones fouillées et des pièces de monnaie, céramiques, verres, os et métaux trouvés, le bâtiment a été utilisé du 1er siècle jusqu'au début du 7e siècle.

  
Un peu en retrait et longeant la rue menant de l’avenue de Syrie au théâtre Nord, se trouve l'église de Laodikeia. Des traces d’églises en ruines, il y en a plusieurs sur le site, mais apparemment rien ne laissait présager de la présence d’un ouvrage aussi précoce et remarquable. 
On y connaissait l’existence d’une communauté chrétienne primitive par les textes du Nouveau Testament, en particulier l’un des Epitres de Paul de Tarse et son évocation par Jean dans l’Apocalypse qui la cite parmi des sept Églises d’Asie, ce qui donne au lieu une place particulière dans l'histoire chrétienne. Mais à l’époque « Eglise » désigne avant tout une communauté de croyants et pas nécessairement un lieu de prière défini.
L’édifice localisé en 2010 et entièrement exploré puis restauré au cours des deux campagnes de fouilles qui ont suivi, est bien une église et la première construite dans la cité, à l'époque de Constantin le Grand, empereur de 310 à 337, qui marque la fin des persécutions et la reconnaissance du christianisme comme culte légitime au sein de l'empire romain (313 : édit de Milan)
Un concile eut lieu vers 364 et l’on peut imaginer qu’il se déroula entre ses murs. Les débats portaient en particulier sur l'invocation exclusive des trois archanges Michel, Gabriel et Raphaël pour éviter les pratiques magiques et idolâtres, et l'astrologie y fut condamnée. La solennité du « Jour du Seigneur » fut transférée au dimanche et la pratiquer le samedi (Shabbat), comme le faisaient les Juifs, serait puni d'excommunication.
En effet une importante communauté juive vivait à Laodicée depuis qu’Antiochos III y avait fait déplacer 2 000 Juifs de Babylone au début du 2e siècle avant notre ère. Les Chrétiens laodicéens cohabitaient paisiblement avec les Juifs et les Polythéistes. Ils avaient donc tendance à intégrer les pratiques religieuses de chacun et ne rechignaient pas à vivre dans l’aisance que leur procuraient leurs activités, ce pourquoi ils se virent reprocher leur « tiédeur » dans la fameuse lettre de Paul.  



Les archéologues ont eu la surprise (et nous aussi) d’y découvrir des vestiges témoignant d’une architecture singulière avec un plan basilical comprenant 3 nefs et 11 absides dont la plus grande abrite le chœur, le synthronon (le banc semi-circulaire réservé au clergé) auquel on accède par le bêma (espace clos).  

 
Devant le bêma se trouve l’ambon, sorte de petite tribune surélevée utilisée pour les prédications


Le baptistère auquel on accédait par un couloir est inclus dans la structure. Le font baptismal en forme de croix, profond d’environ un mètre, est l’un des plus anciens de l’histoire paléochrétienne.




Ces vestiges auquels s'ajoutent des mosaïques, des pavements en opus sectile, des fresques et des inscriptions dédicatoires (les noms de deux responsables religieux, Polykarpos et Alexandre, figurent sur des mosaïques), ont propulsé le site archéologique au rang de centre majeur de pèlerinage.


L'ensemble a été recouvert d'une structure de protection et une partie du sol est dotée d'une plateforme vitrée surélevée constituant un couloir de visite.


Le nymphée qui, un peu plus loin, borde l’avenue fut construit au 2e siècle et dédié à l'empereur Septime Sévère (193-211 de notre ère). Posés sur les marches longeant le parapet sud du bassin rectangulaire (41,60 x 14,30 m), les vestiges de vasques.




L’agora sacrée est située entre les deux théâtres et bordée de portiques sur trois côtés. On y entrait depuis la rue de Syrie par trois portes monumentales : les propylons. Dans la zone sacrée (temenos) se trouvaient des naiskos (sortes de niches protégeant une statue de divinité) deux temples et autels, l'un d'ordre corinthien, dédié à Athéna, la déesse tisserande de la ville, et l'autre d'ordre ionique, dédié à Zeus, le dieu fondateur de Laodikeia. Pendant les activités de construction commanditées par l'empereur Constantin le Grand (306-337), les temples déjà bien endommagés par un nouveau et récent séisme, furent démantelés et les traces de la religion païenne furent détruites, les blocs architecturaux et les chapiteaux réemployés dans le réaménagement des portiques de l’agora.



L’édifice cultuel désigné temple A porte les caractéristiques de l’ordre corinthien et devait donc être le temple dédié à Athéna.
Il présente quatre colonnes formant un vestibule, le pronaos, sur sa façade antérieure, auquel on accède par un escalier de 7 marches. De chaque côté des socles de statues portent des inscriptions grecques.


Le sol du naos, partie intérieure et centrale où était située la statue de la divinité, a été restitué par des plaques de verre laissant apparaitre la chambre voûtée qui soutenait le temple. Elle recelait les dons et les offrandes.


Depuis ce lieu autrefois sacré, que seuls quelques initiés étaient autorisés à fouler, converti aujourd’hui en terrasse panoramique, on aperçoit à l’horizon la tache blanche des travertins de Pamukkale et la vallée fertile.


Le temple était ceint d’une cour à portique dont quelques éléments ont été retrouvés.
Si ce temple a pu être en partie reconstitué c’est sans doute parce qu’à partir du 4e siècle et l’implantation du christianisme dans l'empire romain, il fut désaffecté et servit de bâtiment d’archives pour l'église de Laodikeia. Il ne fut pas épargné par le séisme suivant en 494, mais les éléments architecturaux moins éparpillés ont permis une restauration significative.

 
Sur l’ancienne agora sacrée fut élevée une église probablement après le séisme de 494. Elle fut détruite par le suivant au début du 7e siècle.  

     
Dans une rue perpendiculaire à l’avenue de Syrie, et près du théâtre Nord, un autre complexe d’habitation a été détecté et révélé de 2006 à 2011. Il est répertorié comme maison avec église et péristyle.




Cette maison comporte 25 espaces dont deux salles avec absides à l'est (église de maison) et à l'ouest une sorte de salon de réception, ainsi qu’une cour péristyle, un atrium, un bain, une latrina et 19 espaces de vie. Il semblerait qu’elle ait été surmontée d’un étage. La bâtisse occupe une superficie de 2000 m2


Compte tenu de son emplacement dans la partie la plus peuplée de la ville, de sa taille et de ses caractéristiques architecturales, elle devait appartenir à l'une des familles riches et célèbres de Laodicée. Elle a subi quelques transformations mais fut habitée du 3e au 7e siècle.


A proximité se situe donc le théâtre Nord construit au 2e siècle en creusant le flanc de la colline. Il est resté en fonction jusqu’au 7e siècle. La scène et la cavea ont été considérablement chahutées par les séismes et bon nombre d’éléments ont été réemployés durant les siècles suivants. Il n’a fait l’objet d’aucune intervention, contrairement au théâtre hellénistique, connu sous le nom de théâtre de l'Ouest, plus petit et plus ancien, construit entre 261-253 av. notre ère.

Crédit photo reddit
 
La restauration de ce dernier réalisée par une équipe de 10 universitaires, un architecte spécialisé, 12 archéologues, quatre experts en restauration et 20 ouvriers, a duré deux ans et en juin 2023, Celal Simşek se déclarait satisfait d’avoir mené à terme cet ambitieux projet. Des orchestres philarmoniques se sont déjà produits sur le plancher de l’orchestra, devant plusieurs milliers de spectateurs éblouis.

Revenons sur l’avenue de Syrie pour voir les principaux établissements du flanc Sud dont l'agora centrale avec ses portiques et rangées de boutiques constituant l'essentiel de la vie commerciale et sociale dans la partie la plus animée de la ville.


A proximité, les vestiges de thermes publics monumentaux.

Plus au sud, l’agora politique est jouxtée d’un coté par le bouleutérion, de l’autre par les thermes du stade, des édifices administratifs dont un avec atrium, des latrines publiques, un complexe bains-gymnasium, des fontaines et réservoirs d’eau.
Une rue transversale coupe la rue de Syrie et conduit au stade. A l’angle gisent les vestiges ruinés du nymphée de Caracalla.


En prolongation du portique ouest de la rue du Stade, une autre fontaine monumentale entièrement détruite elle aussi par les séismes, a été explorée en 2019. Une statue brisée en 356 morceaux était sous les ruines de l’édifice.


Visiblement il a manqué quelques pièces pour reconstituer le puzzle, en particulier les blocs de pierre qui ont été pillés au cours des siècles pour d’autres constructions. Il a donc fallu utiliser de nouvelles pierres pour soutenir et consolidifier l’ensemble de l’édifice. On comptera sur la patine du temps qui passe pour atténuer l’aspect un peu trop neuf. 


La façade principale surmontée d’un fronton porté par deux colonnes encadre la sculpture composée de la statue de l'empereur Trajan (98-117) et d’un captif dace menotté représentant l’annexion de la Dacie (actuelle Roumanie) devenue province romaine sous son règne.

  
Nous ne pensions pas voir in situ la reconstitution de la statue, vraiment impressionnante du haut de ses 3m. La cuirasse de l'empereur porte de nombreux symboles, Méduse, éclair de Jupiter, griffons d’Apollon tendant leurs pattes vers un bol d’eau représentant sans doute la contribution de Trajan à des aménagements hydrauliques dans la cité.
Le nymphée construit en 113-114, était visiblement destiné à glorifier la puissance de l'empire romain par les Laodicéens et à l’exposer au public à titre de propagande politique. Autre particularité de l’édifice, une loi sur l'eau, gravée dans la pierre fournissait des informations détaillées sur l'utilisation de l'eau dans la ville, son assainissement, la protection des canalisations, sa distribution, les caractéristiques de la surveillance et la sécurité des ressources, ainsi que les sanctions à donner à ceux qui ne respectaient pas les règles. 
La cité fut en effet contrainte dès sa fondation à résoudre le problème vital de son approvisionnement et stockage en eau de source, éloignée de 8 km, et dans l’obligation de construire un important réseau hydraulique d’aqueduc, de canalisations à siphon et de terminaux de distribution. Il était complété de canaux souterrains d’évacuation performants. L’une des raisons majeures de son abandon fut sans doute la destruction de ces réseaux. Parmi toutes les cités antiques de la région, Laodikeia, par sa proximité avec l'épicentre, fut la plus dévastée par les nombreux tremblements de terre. 

Au 12siècle, les Seldjoukides préférèrent s'installer dans les environs, sur un autre plateau où l'eau était plus facilement accessible. La nouvelle ville de Laodicée prit le nom de Ladik mais au fil du temps, elle fut appelée Donguzlu, Tonguzluk et Dengizli avant de devenir Denizli qui, en turc, signifie "lieu où il y a beaucoup d'eau". Durant la période ottomane, la ville accéda à l'ancienne renommée de Laodicée dans le secteur du textile.

Suite à cette visite on peut comprendre la description élogieuse et enthousiaste de l’UNESCO à propos du site archéologique de Laodikeia qui est inscrit sur les listes indicatives depuis 2013. En résumé: pour son urbanisme remarquable, ses édifices prestigieux et monumentaux, l'importance accordée à la culture avec ses deux théâtres, aux arts, aux sports (le plus grand stade d’Anatolie) et à l'engagement civique, pour la diversité de ses activités artisanales (les tissages, la sculpture du marbre…) et l’efficacité de son commerce, pour son église primitive témoignant des premières communautés chrétiennes, Laodikeia dépasse Hiérapolis et égale Ephèse en termes de patrimoine culturel mondial.

Et visiblement il y a encore beaucoup à découvrir… La dernière en date au printemps 2024: une tête monumentale d’Hygie, la déesse grecque personnifiant les concepts de santé, de propreté et d’hygiène, fille d’Asclépios, dieu de la médecine, retrouvée coincée dans les ruines du théâtre. En attendant de trouver la partie inferieure de la statue, cette trouvaille inattendue pourrait orienter les recherches vers la place de la médecine dans la cité. D’après Celal Şimşek, des sources écrites mentionnent l’existence d’une école de médecine à Laodikeia et Strabon (Géographie XII, 8, 20) cite un important médecin de la ville : Alexandre Philalèthe. Dans la Bible (Apocalypse 3,18), la lettre envoyée à l’église de Laodikeia évoque un collyre à appliquer sur les yeux. La mise au jour préalable d’une statue d’Asclépios avait déjà orienté les recherches vers cette hypothèse.

Reste à espérer que l’esprit de compétition et les objectifs mercantiles qui semblent avoir gagné le secteur de l’archéologie en Turquie ne dérivent pas trop vers l’excès de zèle, que préservation et conservation du patrimoine riment encore avec restauration et le moins possible avec reconstruction.

Un point commun avec le site de Tripolis, les moyens mis en œuvre tant pour les excavations que les restaurations mobilisent un important matériel de chantier. Les engins qui sillonnent le plateau tout au long de l’année ne laissent aucun répit à la végétation qui a totalement disparue. Visiblement l’archéobotanique ne fait pas partie du projet. Ne subsiste par endroit qu’une sorte de panicaut desséché à ras du sol que j’ai eu la mauvaise idée de fouler pour éviter la poussière d’un chemin, et dont j’ai senti les griffures de ses épines agressives. Pas la moindre fleurette nichée au creux des ruines, ni le moindre brin d’herbe… Les moutons noirs ne sont pas près de faire partie du paysage ! 

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Sources
Et aussi les nombreux panneaux explicatifs du site pris en photo pour consultation ultérieure à l’abri du soleil.



lundi 28 octobre 2024

Tripolis du Méandre, cité antique en Lydie

 
Après les déambulations dans les vestiges de Nysa, nous filons vers Denizli plus à l’Est en faisant un petit détour vers Tripolis (près de la ville de Buldan). Bien que les deux cités ne soient éloignées l’une de l’autre que de 100 km, il va falloir environ 1h30 pour arriver à destination.


Changement de décor ! La végétation est quasi absente du site archéologique et en ce mois d’octobre bien ensoleillé, la visite s’annonce ardue. En compensation l’entrée n’est pas payante pour le moment.


Les premières prospections de la ville antique sont récentes mais, au premier coup d’œil, intenses. Elles ont été réalisées par la Direction des Musées dans la rue principale de la cité en 1994, et des excavations ont repris en 2008. La troisième campagne des fouilles a été entamée en 2012 sous la direction du musée de Denizli et du professeur Dr. Bahadır Duman de l'Université de Pamukkale et se poursuit toujours.


Selon des déclarations de l'archéologue Sezer Sayan, des centaines d’années seront nécessaire pour retrouver les vestiges enfouis. On serait bien tenté de le croire en arpentant cette vaste plaine désertique hérissée de colonnades et parsemée de quelques ruines plus ou moins identifiées, mais au vu des moyens déployés les délais devraient être raccourcis.
Hérodote, historien grec du 5e siècle av. notre ère né à Halicarnasse (actuelle Bodrum) en Carie, a donné les premières informations à propos de l’emplacement de la cité.
Selon Pline, encyclopédiste romain du 1er siècle, elle aurait été fondée par des citoyens de Pergame et était alors connue sous le nom d'Apollonia.
Bien que la fondation de Tripolis remonte à la période hellénistique, des découvertes archéologiques attestent que la région était habitée dès 4000 av. notre ère. Elle fut conquise ou colonisée successivement par les Hittites, les Phrygiens, les Grecs, les Romains, les Seldjoukides et les Mongols.


Établie aux frontières des régions de Ionie, Phrygie, Carie et Lydie, sur les rives du fleuve Méandre (Büyük Menderes), elle s'étend sur une superficie d'environ 300 hectares. Réunissant probablement trois établissements lydiens, on la nomma définitivement Tripolis au 1er siècle avant notre ère.
Les routes commerciales partant de cités importantes de l'Antiquité telles que Sardes, Smyrne, Pergame et Éphèse convergeaient vers Tripolis et traversaient les cités voisines Hiérapolis (à 20 km) et Laodicée (à 30 km) pour atteindre les régions orientales et méridionales de l'Anatolie.
La cité vécut son plus grand essor à l'époque romaine. Ses abondantes productions agricoles doublées d’un emplacement stratégique en favorisèrent son développement et sa prospérité.



L’entrée du site s’effectue par le Sud de la cité antique en empruntant une rue dont un premier tronçon en terre battue se prolonge par une partie dallée au centre.


Une rue perpendiculaire également dallée traverse le quartier résidentiel.



Il a notamment apporté de nombreuses informations sur l’activité principalement agricole des habitants et l’aisance qu’elle leur procurait. Une immense villa à péristyle de près de 1000 m2, dont la première construction est datée du 1er siècle de notre ère, fut agrandie, modifiée et habitée jusqu’au 7e siècle. Le sol est en partie recouvert de mosaïques. Des fresques colorées aux motifs géométriques et floraux ornent  les murs. Elle offre un exemple particulièrement significatif de l’habitat des élites urbaines de Tripolis.


Elle est toujours en cours d’exploration et momentanément non accessible aux visiteurs.


Desservie en eau, l’habitation disposait de bains  et de toilettes. Elle comprenait plus d’une dizaine de pièces. Une zone était réservée au stockage de divers liquides tels que parfum et huile d'olive, suggérant une commercialisation de ces produits. Raisins, figues et grenades récoltés dans la propriété devaient être également commercialisés et on a relevé la présence d’animaux d’élevage sur les lieux.
Sur la base d'une statue honorifique d'Hermolaos, natif de Tripolis, sénateur à Rome au 4e siècle, des inscriptions déchiffrées en 1884 par un certain Pierre Paris évoquent les demeures célèbres dont s’enorgueillissaient les citoyens. Le personnage a dû jouer un rôle important dans l’urbanisation remarquable de la cité, considérée comme l’une des plus riches de la région.


Les fouilles ont révélé sans surprise un plan en damier composé de plateia (avenues) et stenopos (rues).




Un dense réseau de canalisations en terre cuite ainsi qu’un important système d’égouts évacuaient les eaux usées et la pluie.
Des édifices publics tels le théâtre, le stade, les bains, le gymnase, le granarium, le bouleutérion ont été dégagés et identifiés mais ils ne montrent que des vestiges en surface. Datés entre le 1er et 3e siècle de notre ère, aucune reconstitution n’est engagée pour le moment.
Des excavations menées de façon systématique et intensive depuis 2013 ont permis de dégager les avenues principales et les édifices qui les bordent.


L’avenue des colonnes perpendiculaire à l’avenue Hiérapolis présente des ruines d'architectures civiles et religieuses (église et magasins) de constructions ultérieures. Elle fut rétrécie par la construction d’un mur d’enceinte à l’époque byzantine primitive. Les éléments architecturaux des premières bâtisses ont été probablement dispersés et réemployer ailleurs dans la cité.


A l’intersection des 2 avenues principales se trouve le nymphée, appelé fontaine d'Orphée. Il se dressait sur une plate-forme de marbre et ses murs étaient tapissés d'onyx et de marbre blanc. Il a été en partie reconstitué avec les éléments d’origine retrouvés in situ.



Avenue Hiérapolis (voie principale)
Sur son flanc Est, 14 colonnes non cannelées en marbre blanc comportant 2 tambours supportaient le toit d’un portique. Selon des aménagements réalisés aux 4e et 5e  siècles, des statues s'élevaient sur des piliers de marbre devant les colonnes. Elles représentaient principalement des hauts fonctionnaires, magistrats ou citoyens bienfaiteurs. Quelques unes retrouvées lors des fouilles sont actuellement exposées au musée archéologique de Denizli.



A l’entrée de l’avenue une église primitive byzantine du 5e siècle porte les traces de fresques à inscriptions datant de sa construction et d’autres fresques figuratives de saints réalisées lors de son utilisation au 10e siècle, non accessibles aux visiteurs. 


L’édifice vouté qui la jouxte fut construit à la période hellénistique pour abriter des ateliers. Des artisans y ont fabriqué et stocké des objets en os, en métal et en céramique qui étaient commercialisés sur place côté avenue, jusqu'au 5e siècle. 



  
Un peu plus loin se trouvait l’atelier des tailleurs de pierres. Une scie activée par l'énergie hydraulique taillait les marbres et travertins utilisés dans les constructions.


Du flanc Ouest de l’avenue Hiérapolis, percé d’une porte à escalier, on accède à l’agora, grande place bordée de portiques, galeries à colonnes, nommées aussi stoa.


Vue de l'avenue Hiérapolis depuis son extrémité Nord.



 
L'agora aux dimensions intérieures de 48,5m sur 68m comportait des tribunes constituées de 7 marches. S’y déroulaient festivals, festivités, spectacles et célébrations. Les portiques étaient ornés de sculptures entre les colonnes de la façade avant des tribunes donnant sur la cour de l'Agora.



Les sols des portiques ouest, nord et sud de l'agora sont recouverts de pavement en opus-sectiles de formes géométriques variées en pierre d'onyx.
Des mosaïques retrouvées dans l’architecture civile et des pavements de lieux publics, la question se pose encore de savoir si ces décors sont l’œuvre d’artisans tripolitains ou d’un artisanat itinérant.


Sur un podium excentré, au sein de l’agora, une colonne honorifique semble faire office de point de rencontre. Elle s’y dressait de toute sa hauteur (6,68m au total) du 4e au 6e siècle  et devait être visible de très loin. Coiffée d’un chapiteau corinthien, elle était probablement surmontée d’une statue d’empereur romain ou d’un notable de la cité. Les archéologues y voient un témoignage de la technologie mise en œuvre pour la fabrication de cette colonne monolithe dépassant les 4m, son transport et sa mise en place. 



L’agora jouxte des bâtiments publics tels que le Bouleutérion (Parlement) et l’agora sanctuaire, espace sacré mesurant 40 x 80 m, comportant une grande cour flanquée de galeries à colonnes.



Le sanctuaire est bordé d’une fontaine monumentale. Des inscriptions semblent indiquer qu’elle aurait été construite dans la première moitié du 2e siècle en l’honneur de l'empereur Hadrien. Des pierres ont été apportées de différentes régions géographiques de l’empire dont un granit provenant des carrières d’Assouan en Égypte. Probablement écroulée en 494 et reconstruite tant bien que mal au début du 6e siècle, les restaurateurs d'aujourd'hui ont tenté de lui redonner sa prestigieuse apparence.


Bordant également l’avenue Hiérapolis, des vestiges de latrines à péristyle ont été découverts et une reconstitution a été effectuée avec les éléments épars. Construites au 2e siècle en même temps que la fontaine adjacente, ces latrines publiques comportaient un bassin central à ciel ouvert bordé de colonnes supportant une toiture couvrant le reste de l’édifice. D’une capacité d’une quarantaine de personnes, l’empereur Vespasien y vit, ici comme ailleurs, le moyen de récupérer des revenus substantiels en les rendant payantes arguant des principes « rien ne se perd, tout se transforme » et « l’argent n’a pas d’odeur ».
Très endommagée par un puissant séisme en 494 et des conflits culminant au 6e et 7e siècle avec les incursions sassanides, des reconstructions approximatives la firent sortir provisoirement de l’oubli entre le 9e et 12e siècle. Puis elle fut abandonnée de ses habitants et se rendormit définitivement dans ses ruines, sans retenir l’attention des voyageurs occidentaux, ni l’intérêt des équipes scientifiques des universités étrangères qui étaient déjà bien occupées sur d’autres nombreux sites prestigieux, encore moins celui des chercheurs locaux qui pendant longtemps ont été tenus à l’écart de cette activité jugée futile tant par les dirigeants que par une grande partie de la population.
Et puis ces dernières décennies la Turquie a pris conscience de l’inestimable richesse de son patrimoine archéologique et surtout des ressources économiques qu’il pouvait générer. Si Ephèse, Troie, Pergame, Aphrodisias, et bien d’autres sur tout le territoire, drainent un tourisme de masse pas forcement très féru d’histoire antique, pourquoi ne pas exploiter le filon et ajouter à la ville de Denizli, déjà bien pourvue de sites antiques et de curiosités géologiques, une perle de plus à son collier. 
Les fouilles de Tripolis, ont pris des allures de chantier de construction. Les intervenants… je n’ose les qualifier d’archéologues… n’y sont pas allés « avec le dos de la cuillère » !


L’ampleur des fosses est stupéfiante et les reconstitutions souvent consternantes.
Je suppose que les équipes d’archéologues turcs ont entrepris de déterrer, d’étudier et de relever les vestiges enfouis sur les injonctions pressantes du ministère du tourisme et de la culture qui entend bien rentabiliser au plus vite les efforts déployés. Et en cherchant mieux sur le site internet de l’Université de Pamukkale on peut en trouver la confirmation explicite :
4 projets de fouilles sont réalisés par décision du Conseil des ministres. Il s'agit des fouilles d'Aizanoi, de Laodicée, de Stratonicée et de Tripolis. Les fouilles sont soutenues par le ministère de la Culture et du Tourisme, les autorités locales, les agences de développement, divers milieux scientifiques et notre université. Les fouilles de Laodicée, de Stratonicée et de Tripolis se poursuivent pendant 12 mois. En plus des fouilles, il y a des études qui sont menées par les membres du département. Grâce à ces études, il ne s'agit pas seulement d'archéologie et d'enseignement de l'archéologie ; elles visent également à améliorer le potentiel touristique et à favoriser le développement économique de notre pays. 
Nous apprenons ainsi que Tripolis n’est pas la seule concernée par le projet dans la région. 
En 2014 j’avais vu Aizanoi et en 2011 Stratonicée. Je ne regrette pas d’avoir visité ces cités gréco-romaines avant les nouvelles “interventions” aux motivations peu culturelles, n’hésitant pas à défigurer les sites en multipliant les reconstitutions abusives pour les rendre, soi-disant, plus attractifs.
Au programme de cette escapade automnale il y a Laodikeia et j’ai quelques appréhensions. Elles sont justifiées par ce que nous venons de voir ici et quelques autres récentes visites décevantes… par exemple Iznik et près d’Assos le temple d'Apollon Smintheion… sans compter le site néolithique de Göbekli Tepe, le sanctuaire d’Antiochos au sommet du mont Nemrut et le site de Zeugma. Et la liste n’est certainement pas exhaustive.

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Sources