jeudi 19 septembre 2024

Gökçeada/Imvros, escapade entre lever et coucher de soleil

 
L’occasion d’une brève escapade s’est présentée pour une destination insulaire : Gökçeada, île égéenne à proximité du détroit des Dardanelles, reliée au district de Çanakkale.  


Il a fallu se lever très tôt pour atteindre l’embarcadère d’Eceabat Kabatepe et attraper à 7h le premier ferryboat qui nous permet d’entamer au lever du soleil, la traversée d’environ 1h20. Nous aurons quelques heures pour découvrir cette île turque, la seule du secteur égéen avec sa petite sœur Tenedos/Bozcaada, mis à part Cunda en face d’Ayvalık tellement proche qu’on y accède par un pont !
Toutes les autres îles bordant la côte égéenne turque sont grecques ! Thasos et Samothrace et l’archipel du Dodécanèse (Lemnos, Lesbos, Chios, Samos, Ikaria, Kalimnos, Kos, Symi, Rhodes, Megisti…)


Les villages explorés à Gökçeada ont certes aujourd’hui des nomenclatures tout à fait turques, Zeytinliköy, Kaleköy, Dereköy, Tepeköy, Pınarbaşı, Eski Bademli, mais au milieu du 20e siècle, les 12 000 habitants de l’île étaient encore presque tous Grecs. Soixante ans plus tard, au dernier recensement, ses 8 875 habitants sont Turcs, à l’exception d’une faible population vieillissante d’origine grecque d’environ 250 personnes reparties entre Zeytinliköy, Tepeköy et Dereköy. Il arrive encore d’y entendre des conversations en grec, de lire des pancartes faisant référence à un passé relativement proche.  

Petit rappel historique
Au lendemain de l'armistice de Moudros (30 octobre 1918), le traité de Sèvres signé le 10 août 1920 consacrait la désintégration de l'empire ottoman et de la Turquie. La Grande Assemblée nationale de Turquie (23 avril 1920) et Mustafa Kemal Atatürk dénoncèrent le traité de Sèvres comme un « projet de dépeçage colonial de la Turquie ». La guerre d’indépendance turque entreprise le 19 mai 1919, conduira à la libération des territoires occupés par les Alliés et la signature du traité de Lausanne, traité de paix signé le 24 juillet 1923 au palais de Rumine en Suisse, remplaçant le traité de Sèvres.
Le traité de Lausanne reconnaît en premier lieu la légitimité du régime d’Atatürk installé à Ankara. En échange la république turque dut reconnaitre les pertes territoriales de l’empire ottoman à Chypre (1878), dans le Dodécanèse, archipel de la mer Egée à proximité des côtes turques (1911), en Syrie, Palestine, Jordanie, Irak et Arabie (1918). Mais les Alliés renoncèrent à exiger l’indépendance, voire simplement l’autonomie du Kurdistan et de l’Arménie, prévues dans le traité de Sèvres. A l’exception de la région du Hatay, les frontières de la Turquie actuelle sont reconnues : la république turque assurant ainsi sa souveraineté sur l’ensemble de l'Anatolie (occidentale et orientale) et sur la Thrace orientale.
A noter que les îles égéennes du Dodécanèse conquises durant la guerre italo-turque, sont restées possessions de Rome entre 1912 et 1943 (de fait) et rattachées à la Grèce seulement en 1947, alors que la Crète le fut dès 1913.
Le traité de Lausanne fut signé entre d’une part la Turquie et d’autre part la France, l’Italie, le Royaume-Uni, le Japon en tant que puissances victorieuses, mais aussi la Grèce, la Roumanie, la Serbie, Croatie et Slovénie et la Bulgarie en tant que cosignataires concernés par les échanges de populations accordées par le traité. Les minorités turques des pays voisins devant rejoindre la Turquie, contre le départ des minorités chrétiennes vers leur pays d’origine. Depuis 2010, il existe à Çatalca un musée concernant ces échanges.
Istanbul, les îles des Princes, Imvros (Gökçeada)  et Ténédos (Bozcaada), ont été exemptés de ces obligations d'échanges, ce qui explique que la population grecque  n’a pas été déplacée à ce moment là. Par contre, celle-ci s'est progressivement exilée en Grèce à partir de 1955 (année du pogrom d'Istanbul), puis est devenue très minoritaire à partir des années 1970 en raison de la fermeture des écoles grecques, des spoliations foncières et discriminations fiscales favorisant l’installation des populations turques et de la création en 1964 d’un centre pénitencier semi-ouvert dans le sud-ouest de Gökçeada pour des prisonniers reconnus coupables des crimes les plus graves (viol, meurtre, vol), fermé définitivement seulement en 1992.



Pour prendre contact, petit déjeuner réconfortant à Zeytinliköy (Aya Theodori), avec une table garnie de produits locaux, olives, miel et fromage de chèvre entre autres. 








La déambulation dans les ruelles pavées confirme la présence d’une discrète population grecque ainsi que d’une architecture typique.


Agios Georgios est l’une des plus anciennes églises de l’île.



Derekoy (Shinudi) a, plus que les autres anciens villages grecs, des allures de village fantôme où l’on croise beaucoup de maisons écroulées témoignant des événements dramatiques conduisant à l’abandon du village le plus peuplé de l’île qui abritait près de 2000 foyers, plusieurs églises, 22 cafés, 2 cinémas, des barbiers, des épiceries, des tailleurs, le plus grand lavoir couvert de Gökçeada et 3 pressoirs d'huile d'olive.


Des tentatives de repeuplement sont aujourd’hui vivement encouragées par la mairie et l’agence immobilière qui se partagent une même bâtisse de pierres restaurée.


Celle-ci propose le gite et le couvert aux visiteurs de passage.


Une artiste a installé son atelier dans celle-là et y expose ses œuvres accompagnées d’une citation d’Elisée Reclus, observation formulée en 1858 par le géographe, militant anarchiste, auteur libertaire et précurseur de l'écologie :


« Une harmonie secrète s’établit entre la Terre et les peuples qu’elle nourrit, et quand les sociétés imprudentes se permettent de porter la main sur ce qui fait la beauté de leur domaine, elles finissent toujours par s’en repentir.
Là où le sol s’est enlaidi, là où toute poésie a disparu du paysage, les imaginations s’éteignent, les esprits s’appauvrissent. La routine et la servilité s’emparent des âmes et les disposent à la torpeur et à la mort ».

Des villages grecs généralement situés sur les reliefs, Tepeköy (Agridia) est le plus haut. Là aussi quelques tentatives pour le ressusciter sont entreprises comme celle de Barba Yorgo, revenu dans son village natal après 26 ans d’absence, qui a retrouvé son vignoble, produit du vin de sa récolte biologique et le commercialise localement.


Reprenant pour devise ces quelques vers d’un poème de Nazım Hikmet, cette taverne nous invite à profiter de la vie :
« Alors tu prendras la vie très au sérieux,
Même à soixante-dix ans, par exemple, tu planteras des oliviers,
Et pas seulement pour les laisser aux enfants.
Malgré ta peur de mourir tu ne veux pas croire à la mort
Parce que vivre l’emporte.»


Tepeköy accueille encore la célèbre Fête de la Vierge Marie, qui a lieu chaque année le 15 août à proximité de l’église Evangelismos Teotoku, construite en 1832. A cette occasion de nombreux Grecs reviennent sur l’île.


Non loin du village se trouve l’aire de pique-nique appelée Pınarbaşı tepesi (sommet de la source) dont on peut parfois apercevoir l’île de Samothrace.



L'ancienne fontaine où coule l'eau de source est ombragée par le houppier d’un platane historique de 625 ans.

Petite parenthèse gastronomique au centre ville Merkez/ Panaghia, pour la pause déjeuner : certains ont apprécié la spécialité de chevreau cuit au four (oğlak tandır). Quant à moi j’aurai bien tenté le cicirya, mais la présence de fromage de chèvre sur cette sorte de pizza m’y a fait renoncer.
Reflétant un mode de vie traditionnel, les spécialités culinaires de Gökçeada portent les traces des cultures grecque et turque. Il y en a donc pour tous les goûts ! Les herbes aromatiques parfument aussi bien les salades que les poissons et fruits de mer. Le mastic (résine du pistachier) et le lait de brebis apportent une saveur différente aux glaces et aux desserts (sakızlı muhallebi).
La pause fut complétée de l’incontournable activité shopping pour faire provision de produits locaux, fromage, miel, vin, biscuits aux amandes, huile d’olive… au détriment d’une visite au petit musée local.
La rue piétonne (İş Bankası cad.), très animée, retient l'attention avec ses boutiques et terrasses colorées.
Il est temps de continuer le périple.



Mais la fatigue commençant à se faire sentir, la majorité du groupe a refusé la proposition de grimper jusqu'à Kaleköy (Kastro) --pourtant prometteur belvédère avec les ruines d’un château dont l’origine remonterait à la période préhellénique, reconstruit par les Génois à l'époque byzantine --, préférant se prélasser à une terrasse du port de Kaleköy en contrebas.

On a également failli faire l’impasse sur Bademli (Gliki) construit sur une haute colline et surplombant les plantations d’amandiers dont les fruits entrent en bonne quantité dans la confection d’une spécialité locale de biscuits, efibadem.



A l’entrée du village une luxueuse propriété attire le regard avec son portail imposant, sa piscine et sa pelouse impeccable mais surtout avec vue imprenable sur la baie de Saros et la silhouette de l’île de Samothrace se devinant dans la brume.




Les plus curieux ont grimpé la ruelle pavée menant jusqu'à la place où trône un autre platane centenaire ombrageant le vestige d’un lavoir. Elle est bordée de pimpantes bâtisses récemment rénovées par des citadins séduits par le projet de l’association « Cittaslow ».
En effet Gökçeada s’enorgueillit d’avoir adhéré en 2011 au projet Cittaslow, réseau international des villes du bien vivre, conçu en Italie pour encourager les villes à agir dans le respect de leur environnement et de leurs habitants. Le label ne se cantonne pas au patrimoine et à la gastronomie. Les valeurs humaines sont au cœur de la charte du mouvement qui appelle à la réflexion, au temps de vivre, d’échanger, de regarder, de bien-faire les choses pour préserver au mieux les identités et caractéristiques locales et de les perpétuer sans se laisser absorber par la mondialisation.
Pour atteindre ces objectifs Cittaslow exige non seulement de protéger les richesses de la localité, mais aussi d'utiliser la science et la technologie de la manière la plus large possible dans le développement urbain, de participer à la gestion sous les formes les plus démocratiques et de protéger la nature et l'environnement. La « ville tranquille » doit répondre à 59 critères répartis en sept rubriques dont le soutien aux activités d'accueil et de restauration locale (slow food), la préservation de la population et des bâtiments traditionnels, la multiplication des voies piétonnes, l'utilisation d'énergies renouvelables, l’évitement de la pollution sonore et visuelle, l’amélioration de la qualité de l'air, la consommation privilégiée des produits locaux biologiques et la protection de l’artisanat.
Avec ses richesses naturelles, géographiques, historiques et culturelles, Gökçeada a le potentiel pour devenir une destination internationale du tourisme alternatif.
Depuis 2002 l’île a été choisie comme région pilote par le ministère de l'agriculture. Les projets mis en œuvre concernent les productions biologiques certifiées d'huile d'olive, de miel de pin et de thym, de raisins de table et de cuvées, la viticulture étant une tradition remontant à plus de 3000 ans.
L’objectif est de faire de Gökçeada une zone de production entièrement biologique s’étendant aux fruits, légumes  et céréales et de fait à l’élevage et la production de viande.


En contrebas le nouveau village Yenibademli fait partie des 5 villages turcs fondés par l'État avec Eşelek, Uğurlu, Şahinkaya, et Şirinköy. Avec ses auberges, sa boulangerie, ses épiceries et ses étals de produits locaux auxquels on peut ajouter la proximité d’une plage, c’est l'un des lieux de séjour préférés des touristes.
Des fouilles menées à partir de 1996 par l’archéologue Halime Hüryılmaz ont révélé aux alentours des peuplements datant de 8500 ans, ce qui constitue la colonisation la plus ancienne connue des îles de la mer Egée orientale.
Quantité de plages et de possibilités de sports nautiques s’offrent aux visiteurs, mais ce n’était pas prévu au programme du jour. L’escapade a fini par prendre des allures de marathon et visiblement l’organisateur (agence Gezigo) n’a pas intégré les concepts de Cittaslow, de tourisme alternatif, bref de savoir prendre le temps pour toutes choses…


Il est évident qu’une journée ne suffit pas pour s’imprégner de l’atmosphère si particulière de Gökçeada, et que la visite en groupe compact n'est pas la meilleure option. Une expérience pour laquelle j’étais plutôt réticente et dont j’ai eu confirmation. 
Pas de regret cependant, il est parfois utile de fouler des lieux de mémoire pour mieux comprendre l’Histoire et pouvoir enfin se tourner vers un avenir plus paisible.


L’île constitue la pointe la plus occidentale de la Turquie, et porte le titre de «dernier endroit où le soleil se couche». Depuis le ferry nous ramenant vers le continent ne reste plus qu’à saluer ce soleil s’apprêtant à disparaitre derrière Gökceada.
 
 
Sources
 

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