L’occasion d’une brève escapade s’est présentée pour une
destination insulaire : Gökçeada, île égéenne à proximité du détroit des
Dardanelles, reliée au district de Çanakkale.
Il a fallu se lever très tôt pour atteindre l’embarcadère
d’Eceabat Kabatepe et attraper à 7h le premier ferryboat qui nous permet
d’entamer au lever du soleil, la traversée d’environ 1h20. Nous aurons
quelques heures pour découvrir cette île turque, la seule du secteur égéen avec
sa petite sœur Tenedos/Bozcaada, mis à part Cunda en face d’Ayvalık tellement
proche qu’on y accède par un pont !
Toutes les autres îles bordant la côte égéenne turque
sont grecques ! Thasos et Samothrace et l’archipel du Dodécanèse (Lemnos,
Lesbos, Chios, Samos, Ikaria, Kalimnos, Kos, Symi, Rhodes, Megisti…)
Les villages explorés à Gökçeada ont certes aujourd’hui des
nomenclatures tout à fait turques, Zeytinliköy,
Kaleköy, Dereköy, Tepeköy, Pınarbaşı, Eski Bademli, mais au milieu du 20e
siècle, les 12 000 habitants de l’île étaient encore presque tous Grecs. Soixante
ans plus tard, au dernier recensement, ses 8 875 habitants sont Turcs, à
l’exception d’une faible population vieillissante d’origine grecque d’environ
250 personnes reparties entre Zeytinliköy, Tepeköy et Dereköy. Il arrive encore
d’y entendre des conversations en grec, de lire des pancartes faisant référence
à un passé relativement proche.
Petit rappel historique
Au lendemain de l'armistice de Moudros (30 octobre 1918), le traité de Sèvres signé le 10 août 1920 consacrait la
désintégration de l'empire ottoman et de la Turquie. La Grande Assemblée nationale de Turquie (23 avril 1920) et Mustafa Kemal
Atatürk dénoncèrent le traité de Sèvres comme un « projet de dépeçage colonial
de la Turquie ». La guerre d’indépendance turque entreprise le 19 mai 1919,
conduira à la libération des territoires occupés par les Alliés et la signature
du traité de Lausanne, traité de paix signé le 24 juillet 1923 au palais de
Rumine en Suisse, remplaçant le traité de Sèvres.
Le traité de Lausanne reconnaît en premier lieu la
légitimité du régime d’Atatürk installé à Ankara. En échange la république
turque dut reconnaitre les pertes territoriales de l’empire ottoman à Chypre
(1878), dans le Dodécanèse, archipel de la mer Egée à proximité des côtes
turques (1911), en Syrie, Palestine, Jordanie, Irak et Arabie (1918). Mais les
Alliés renoncèrent à exiger l’indépendance, voire simplement l’autonomie du
Kurdistan et de l’Arménie, prévues dans le traité de Sèvres. A l’exception de
la région du Hatay, les frontières de la Turquie actuelle sont reconnues : la
république turque assurant ainsi sa souveraineté sur l’ensemble de l'Anatolie
(occidentale et orientale) et sur la Thrace orientale.
A noter que les îles égéennes du Dodécanèse conquises
durant la guerre italo-turque, sont restées possessions de Rome entre 1912 et
1943 (de fait) et rattachées à la Grèce seulement en 1947, alors que la Crète le
fut dès 1913.
Le traité de Lausanne fut signé entre d’une part la Turquie et d’autre part la
France, l’Italie, le Royaume-Uni, le Japon en tant que puissances victorieuses,
mais aussi la Grèce, la Roumanie, la Serbie, Croatie et Slovénie et la Bulgarie
en tant que cosignataires concernés par les échanges de populations accordées
par le traité. Les minorités turques des pays voisins devant rejoindre la
Turquie, contre le départ des minorités chrétiennes vers leur pays d’origine.
Depuis 2010, il existe à Çatalca un musée concernant ces échanges.
Istanbul, les îles des Princes, Imvros (Gökçeada) et Ténédos (Bozcaada), ont été exemptés de ces obligations d'échanges, ce qui
explique que la population grecque n’a
pas été déplacée à ce moment là. Par contre, celle-ci s'est progressivement
exilée en Grèce à partir de 1955 (année du pogrom d'Istanbul), puis est devenue
très minoritaire à partir des années 1970 en raison de la fermeture des écoles
grecques, des spoliations foncières et discriminations fiscales favorisant
l’installation des populations turques et de la création en 1964 d’un centre
pénitencier semi-ouvert dans le sud-ouest de Gökçeada pour des prisonniers
reconnus coupables des crimes les plus graves (viol, meurtre, vol), fermé définitivement seulement en 1992.
La déambulation dans les ruelles pavées confirme la
présence d’une discrète population grecque ainsi que d’une architecture
typique.
Agios Georgios est l’une des plus anciennes églises de
l’île.
Derekoy (Shinudi) a, plus que les autres anciens villages grecs, des allures de
village fantôme où l’on croise beaucoup de maisons écroulées témoignant des événements
dramatiques conduisant à l’abandon du village le plus peuplé de l’île qui
abritait près de 2000 foyers, plusieurs églises, 22 cafés, 2 cinémas, des
barbiers, des épiceries, des tailleurs, le plus grand lavoir couvert de
Gökçeada et 3 pressoirs d'huile d'olive.
Des tentatives de repeuplement sont aujourd’hui vivement encouragées
par la mairie et l’agence immobilière qui se partagent une même bâtisse de
pierres restaurée.
Celle-ci propose le gite et le
couvert aux visiteurs de passage.
Une artiste a installé son atelier dans celle-là et y expose
ses œuvres accompagnées d’une citation d’Elisée Reclus, observation formulée en
1858 par le géographe, militant anarchiste, auteur libertaire et précurseur de
l'écologie :
« Une harmonie secrète s’établit entre la Terre et
les peuples qu’elle nourrit, et quand les sociétés imprudentes se permettent de
porter la main sur ce qui fait la beauté de leur domaine, elles finissent
toujours par s’en repentir.
Là où le sol s’est enlaidi, là où toute poésie a disparu
du paysage, les imaginations s’éteignent, les esprits s’appauvrissent. La
routine et la servilité s’emparent des âmes et les disposent à la torpeur et à
la mort ».
Des villages grecs généralement situés sur les reliefs, Tepeköy
(Agridia) est le plus haut. Là aussi quelques tentatives pour le ressusciter
sont entreprises comme celle de Barba Yorgo, revenu dans son village natal
après 26 ans d’absence, qui a retrouvé son vignoble, produit du vin de sa récolte
biologique et le commercialise localement.
Reprenant pour devise ces quelques vers d’un poème de
Nazım Hikmet, cette taverne nous invite à profiter de la vie :
« Alors tu prendras la vie très au sérieux,
Même à soixante-dix ans, par exemple, tu planteras des
oliviers,
Et pas seulement pour les laisser aux enfants.
Malgré ta peur de mourir tu ne veux pas croire à la mort
Parce que vivre l’emporte.»
Tepeköy accueille encore la célèbre Fête de la Vierge
Marie, qui a lieu chaque année le 15 août à proximité de l’église Evangelismos
Teotoku, construite en 1832. A cette
occasion de nombreux Grecs reviennent sur l’île.
Non loin du village se trouve l’aire de pique-nique
appelée Pınarbaşı tepesi (sommet de la source) dont on peut parfois apercevoir
l’île de Samothrace.
L'ancienne fontaine où coule l'eau de source est ombragée
par le houppier d’un platane historique de 625 ans.
Petite parenthèse gastronomique au centre ville Merkez/ Panaghia, pour la pause déjeuner : certains ont
apprécié la spécialité de chevreau cuit au four (oğlak tandır). Quant à moi j’aurai bien tenté le cicirya, mais la présence de fromage de
chèvre sur cette sorte de pizza m’y a fait renoncer.
Reflétant un
mode de vie traditionnel, les spécialités culinaires de Gökçeada portent les
traces des cultures grecque et turque. Il y en a donc pour tous les
goûts ! Les herbes aromatiques parfument aussi bien les salades que les
poissons et fruits de mer. Le mastic (résine du pistachier) et le lait de
brebis apportent une saveur différente aux glaces et aux desserts (sakızlı muhallebi).
La pause fut
complétée de l’incontournable activité shopping pour faire provision de
produits locaux, fromage, miel, vin, biscuits aux amandes, huile d’olive… au détriment
d’une visite au petit musée local.
La rue piétonne
(İş Bankası cad.), très animée, retient l'attention avec ses boutiques et
terrasses colorées.
Il est temps
de continuer le périple.
Mais la fatigue commençant à se faire sentir, la majorité
du groupe a refusé la proposition de grimper jusqu'à Kaleköy (Kastro) --pourtant
prometteur belvédère avec les ruines d’un château dont l’origine remonterait à
la période préhellénique, reconstruit par les Génois à l'époque byzantine --, préférant
se prélasser à une terrasse du port de Kaleköy en contrebas.
On a également failli faire l’impasse sur Bademli (Gliki) construit
sur une haute colline et surplombant les plantations d’amandiers dont les
fruits entrent en bonne quantité dans la confection d’une spécialité locale de
biscuits, efibadem.
A l’entrée du village une luxueuse propriété attire le
regard avec son portail imposant, sa piscine et sa pelouse impeccable mais
surtout avec vue imprenable sur la baie de Saros et la silhouette de l’île de
Samothrace se devinant dans la brume.
Les plus curieux ont grimpé la ruelle pavée menant
jusqu'à la place où trône un autre platane centenaire ombrageant le vestige
d’un lavoir. Elle est bordée de pimpantes bâtisses récemment rénovées par des
citadins séduits par le projet de l’association « Cittaslow ».
En effet Gökçeada s’enorgueillit d’avoir adhéré en 2011 au
projet Cittaslow, réseau international des villes du bien vivre, conçu en
Italie pour encourager les villes à agir dans le respect de leur environnement
et de leurs habitants. Le label ne se cantonne pas au patrimoine et à la gastronomie. Les valeurs humaines sont
au cœur de la charte du mouvement qui appelle à la réflexion, au temps de
vivre, d’échanger, de regarder, de bien-faire les choses pour préserver au
mieux les identités et caractéristiques locales et de les perpétuer sans se
laisser absorber par la mondialisation.
Pour atteindre ces objectifs Cittaslow exige non
seulement de protéger les richesses de la localité, mais aussi d'utiliser la
science et la technologie de la manière la plus large possible dans le
développement urbain, de participer à la gestion sous les formes les plus démocratiques
et de protéger la nature et l'environnement. La « ville tranquille » doit
répondre à 59 critères répartis en sept rubriques dont le soutien aux activités
d'accueil et de restauration locale (slow food), la préservation de la
population et des bâtiments traditionnels, la multiplication des voies
piétonnes, l'utilisation d'énergies renouvelables, l’évitement de la pollution
sonore et visuelle, l’amélioration de la qualité de l'air, la consommation
privilégiée des produits locaux biologiques et la protection de l’artisanat.
Avec ses richesses naturelles, géographiques, historiques
et culturelles, Gökçeada a le potentiel pour devenir une destination
internationale du tourisme alternatif.
Depuis 2002 l’île a été choisie comme région pilote par
le ministère de l'agriculture. Les projets mis en œuvre concernent les productions
biologiques certifiées d'huile d'olive, de miel de pin et de thym, de raisins
de table et de cuvées, la viticulture étant une tradition remontant à plus de
3000 ans.
L’objectif est de faire de Gökçeada une zone de
production entièrement biologique s’étendant aux fruits, légumes et céréales et de fait à l’élevage et la
production de viande.
En contrebas le nouveau village Yenibademli fait partie
des 5 villages turcs fondés par l'État avec Eşelek, Uğurlu, Şahinkaya, et
Şirinköy. Avec ses auberges, sa boulangerie, ses épiceries et ses étals de
produits locaux auxquels on peut ajouter la proximité d’une plage, c’est l'un
des lieux de séjour préférés des touristes.
Des fouilles menées à partir de 1996 par l’archéologue
Halime Hüryılmaz ont révélé aux alentours des peuplements datant de 8500 ans, ce qui constitue
la colonisation la plus ancienne connue des îles de la mer Egée orientale.
Quantité de plages et de possibilités de sports nautiques
s’offrent aux visiteurs, mais ce n’était pas prévu au programme du jour. L’escapade
a fini par prendre des allures de marathon et visiblement l’organisateur (agence
Gezigo) n’a pas intégré les concepts de Cittaslow, de tourisme alternatif, bref
de savoir prendre le temps pour toutes choses…
Il est évident qu’une journée ne suffit pas pour
s’imprégner de l’atmosphère si particulière de Gökçeada, et que la visite en
groupe compact n'est pas la meilleure option. Une expérience pour laquelle j’étais plutôt
réticente et dont j’ai eu confirmation.
Pas de regret cependant, il est
parfois utile de fouler des lieux de mémoire pour mieux comprendre l’Histoire
et pouvoir enfin se tourner vers un avenir plus paisible.
L’île constitue la pointe la plus occidentale de la
Turquie, et porte le titre de «dernier endroit où le soleil se couche». Depuis
le ferry nous ramenant vers le continent ne reste plus qu’à saluer ce
soleil s’apprêtant à disparaitre derrière Gökceada.
Sources
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