mercredi 7 octobre 2009

Les orchidées, victimes des crèmes glacées… et du sahlep (ou salep), boisson chaude de l'hiver

Bien que les arbres se parent de couleurs automnales, on peut espérer encore des températures clémentes qui nous donnent envie de prolonger les plaisirs de l’été : Un cornet débordant de crème glacée, aux multiples parfums, servie et présentée au bout d’une tige en métal par un vendeur facétieux… L’aura, ne l’aura pas ? Déception du touriste avec son cornet vide à la main. Rires des autres qui s’empressent d’immortaliser l’expression frustrée du malheureux cobaye à grand coup de déclics sur le bouton de leur appareil numérique…



Vous avez reconnu la traditionnelle maraş dondurması ! Une spécialité de la ville de Kahramanmaraş, comme son nom l’indique, que certains glaciers d’Istanbul garantissent authentique, le sahlep entrant dans la composition et agissant comme un épaississant. Cette farine végétale donne à la glace sa consistance onctueuse et son gout particulier que les divers ajouts de parfums ne masquent pas complètement.
Sur les traces d’ Eric Hansen, écrivain-voyageur qui a fait une enquête publiée dans Orchid Fever (éd. Methuen, Londres, 2001) sur la fameuse "glace aux testicules de renard", traduction littérale du mot sahlep, parait-il, et qui mentionne dans son texte tous les bienfaits attribués à cette douceur ("prévenir le choléra et la tuberculose, faciliter l'accouchement, arrêter les tremblements des pieds ou des mains et accroître les performances sexuelles"), j’ai découvert que l’attrait pour cette poudre d’orchis n’était pas autrefois exclusivement turc et qu’elle entrait dans la composition de préparations inattendues…

Dans l'Antiquité et au Moyen Age, les orchidées étaient déjà utilisées pour leurs propriétés supposées médicales et aphrodisiaques. Elles étaient censées augmenter la fertilité et la virilité. Récoltés en quantité dans une grande partie de l’Europe, les bulbes étaient séchés et broyés puis vendus comme farine sous le nom de sahlep ou salap (du mot arabe).

Il existe de nombreux mythes et légendes associés aux orchidées et ces plantes ont toujours fasciné les peuples, pas seulement pour leurs superbes fleurs. Leurs noms sont à la mesure de cette fascination.
Vous connaissez tous le fruit d’une variété tropicale originaire du Mexique: la gousse de vanille (étymologiquement, le nom vanille dérive de l'espagnol vainilla lui-même issu du latin vagina qui a également donné vagin et signifie gaine, gousse ou étui.)

Mais revenons à nos orchidées du genre orchis, dénomination qui vient du grec orkidion qui signifie testicule… sans précision du nom de mammifère…) et à la morphologie évocatrice de leurs deux tubercules, celui de l'année en cour, et celui de l'année précédente, plus petit en général.

Ainsi la célèbre chocolaterie parisienne, Debauve et Gallais créée en 1800, et actuellement située 30, rue des Saints-Pères, mentionne dans la partie historique de son site web, l’usage du "salep de Perse" dans la fabrication d’un chocolat analeptique de l'invention de M. Debauve.
M. Gallais, son neveu et associé, a précisé dans sa Monographie du Cacao, publiée en 1827, les propriétés réparatrices de cet ingrédient, en citant le docteur Loiseleur Deslongchamps, auteur d'un Dictionnaire des sciences naturelles: "Le salep est une des substances végétales la plus éminemment nutritive; on l'administre avec succès dans les maladies chroniques accompagnées d'un grand épuisement de forces; il est très agréable à prendre avec le chocolat, dont il augmente la délicatesse."
Il faut préciser ici que Sulpice Debauve et son neveu était des pharmaciens reconvertis, nostalgiques de leur ancien métier. Au début du XIXe siècle, le chocolat analeptique était vivement recommandé par les médecins dans les régimes alimentaires, comme "préservatif du choléra", mais aussi pour faciliter la convalescence.
Dans l’inventaire des bonbons de chocolat actuellement proposés par la maison, je n’ai pas retrouvé la spécialité au sahlep, passée de mode sans doute. Pourquoi ne pas rendre visite à la célèbre boutique lors de votre prochain séjour parisien et vous en assurer ?

Sans aller jusqu'aux contreforts du plateau anatolien d’où provient le sahlep turc, dans les mois qui viennent, quand l’été ne sera plus qu’un lointain souvenir, vous réchaufferez vos mains glacées autour d’une tasse de la boisson au lait brûlante, traditionnellement appréciée depuis des siècles jusqu’en Angleterre parait-il, et qui a donné naissance, à Maraş, par inadvertance, à la célèbre glace : l’oubli à l’extérieur, un soir de grand froid, d’un pot contenant la boisson chaude. Il ne restait plus qu’à améliorer la recette remontant à plus de trois siècles !

Ce fut fait, et au grand désespoir des écologistes qui commencent à se manifester en Turquie, la fabrication industrielle actuelle des fameuses glaces et celle de la boisson instantanée est responsable de la raréfaction inquiétante des précieux végétaux.

Un rapport de WWF Turquie, Organisation mondiale de protection de la nature, datant de 2003 dénonce le danger de disparition des orchidées (Trente-six espèces appartenant à 10 genres d'orchidées), suite au ramassage sauvage de la plante qui est arrachée pour la commercialisation des bulbes. La raréfaction a fait monter les prix et les ramasseurs, des villageois qui ont besoin de ce supplément de revenu pour vivre, n’ont pas vraiment d’état d’âme et font tout ce qu’ils peuvent pour alimenter les industries alimentaires. Certains industriels reconnaissent utiliser cette cueillette pour la fabrication de la poudre instantanée, tout en précisant qu’un adjuvant est ajouté sans mentionner les proportions. On peut imaginer qu’elles sont importantes sachant que le prix d’un kilo de bulbes séchés est d’environ 80 € et en constante augmentation.
Il n’empêche que, pour un litre de lait aromatisé ou de glace trois bulbes d'orchidée sont utilisés en moyenne, et environ 20 millions de bulbes seraient arrachés chaque année.
Mme Özhatay (département de botanique à la faculté de pharmacie de l'Université d'Istanbul) demande avec insistance "d’évaluer précisément la situation actuelle des orchidées en Turquie et de pousser les industriels à mettre en place un système de culture. "
Elle précise que "l'exportation est interdite depuis 1991 - même si elle a continué jusqu'en 1997 car échappant à la régulation sur la sortie des plantes vivantes - mais le marché intérieur échappe à tout contrôle, même si ce genre d'orchidée fait partie des 10 plantes les plus menacées de Turquie."

Il serait bien dommage de devoir renoncer à déguster ces traditionnelles et délicieuses spécialités, mais pour assouvir notre gourmandise sans culpabilité il est urgent de protéger les espèces sauvages et de développer la culture, sinon, de la maraş dondurması et de la boisson réconfortante de l’hiver, il ne restera bientôt plus que le souvenir nostalgique…




Publié dans "La Passerelle" No49, Octobre, Novembre, Décembre 2008

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