La visite de Kars attendra un peu car ce matin nous
partons une quarantaine de kilomètres plus à l'est découvrir les vestiges d’Ani,
cité médiévale, capitale d’un royaume arménien de la dynastie des Bagratides
(806 – 1045), à l’abandon depuis six siècles.
De 1045 à 1064, l’empire byzantin annexe la région et la ville signant la fin du règne des Bagratides.
De 1064 à 1199, les Seldjoukides imposent leur domination
puis la région passe sous le contrôle des rois géorgiens.
En 1239, des hordes mongoles pillent et ravagent la
ville. Au 14e siècle, une dynastie turcomane, les Kara Koyunlu, en
fait provisoirement sa capitale. Après la prise de la ville par Tamerlan à la fin du siècle,
les Kara Koyunlu transfèrent leur capitale à Erevan. Le séisme de 1319
participa aussi au déclin de la cité qui ne tardera pas à être totalement dépeuplée.
Mise à l’écart des voies de communication de la Route de la Soie, la prospérité
et les splendeurs d’Ani furent oubliées.
Les sites archéologiques les plus vastes en Turquie sont
habituellement ceux des périodes antiques, alors que les vestiges médiévaux
sont généralement inclus soit dans un site antique, soit intégrés dans une
architecture urbaine plus récente.
Aux portes du Sud caucasien, aux confins d’un plateau
isolé, les fortifications d’Ani se dressent, bouchant l'horizon. Que se cache derrière
ces impressionnantes murailles flanquées de puissantes tours?
Bien que la région fut fréquentée depuis des millénaires
par de nombreuses civilisations, urartéenne (8e siècle av. notre
ère), perse achéménide (du 6e au 4e siècle av. notre ère,
séleucide, parthe, perse sassanide (224 – 651), califat abbasside (750 – 1258), il semblerait qu’aucune n’y ait laissé de
trace significative (à quelques exceptions près), avant la fondation de la
ville en 961 par le roi Achot III d'Arménie (règne : 953 – 977).
Sa situation sur un vaste plateau triangulaire bordé de ravins profonds creusés par
deux cours d’eau, (dont l'Akhourian / Arpaçay, formant encore aujourd’hui la
frontière officielle entre l’Arménie et la Turquie), lui offrait des défenses
naturelles appréciables qui furent complétées par la construction d’une double
enceinte.
Vue des murailles depuis l’intérieur.
Au carrefour des échanges commerciaux entre l'empire
byzantin, le califat abbasside, et les états persans d'Asie centrale, Ani se
développa rapidement et, à son apogée, compta jusqu'à cent mille habitants. La
cité florissante du roi Achot III et de ses fils, le roi Smbat II (règne : 977 – 989) et le roi Gagik I (règne : 989 – 1020), devint le centre religieux,
administratif et culturel de toute l'Arménie médiévale. Elle fut embellie d’un
palais au sein d’une citadelle datant du 7e siècle (dynastie arménienne
Kamsarakan), d’espaces publics, de marchés, d’auberges, de résidences luxueuses,
et de ce qui constitue l’essentiel des vestiges encore debout, de nombreuses églises
qui firent sa renommée dans tout le Proche-Orient.
Plan des ruines d'après Nikolaï Marr.
Les premiers explorateurs occidentaux au début du 19e
siècle, n’ont fait que constater la présence de vestiges d’une mystérieuse cité
balayée par les vents, enfouie sous la neige plusieurs mois de l’année, dont on
ne connaissait plus même le nom. Des conflits territoriaux incessants entre les
empires ottoman, persan et russe, rendaient d’ailleurs la région peu sûre. Une première
campagne d’études sous la direction de l’archéologue Nikolaï Marr d'origine
géorgienne, ne sera missionnée qu’entre 1892 et 1917 par la Russie, alors
qu’elle occupe toute la région. Un relevé des ruines et quelques interventions
de consolidation seront entrepris.
Les tragiques événements liés à la première guerre
mondiale et aux soubresauts dévastateurs de l’empire ottoman agonisant, mirent
fins pour quelques décennies aux prospections entamées. Elles ont repris avec
les relevés de surface et les fouilles de sondage du Prof. Dr. Kılıç Kökten
entre 1940 et 1943. Se sont poursuivies avec les fouilles du Prof. Dr. Kemal
Balkan en 1965-66. Celles menées par le Prof. Dr. Beyhan Karamağaralı ont
commencé en 1989 jusqu'en 2005, puis entre 2007 et 2010 furent complétées par
le Prof. Dr. Yaşar Çoruhlu et par le Prof. Dr. Fahriye Bayram entre 2014 et
2018.
En 2016, le site fut inscrit sur la liste du patrimoine
mondial de l’UNESCO.
Depuis 2019, des fouilles, des programmes de
consolidations/restaurations continuent avec la participation du Prof.
Dr. Muhammet Arslan de l'Université Kafkas et de
son équipe de scientifiques, historiens d'art, archéologues, architectes et étudiants, sous la présidence de la Direction du Musée de Kars.
On pénètre sur le site par la porte du lion, ainsi nommée
en référence au bas relief ajouté au moment de la prise de la ville en août 1064
par Alp Arslan, deuxième sultan de la
dynastie seldjoukide, et arrière-petit-fils de Seldjouk, fondateur éponyme de la dynastie, passé à la postérité pour
ses prouesses militaires avec le surnom Alp Arslan, signifiant en turc, Lion
Héroïque.
Il nous reste à repérer les vestiges éparpillés dans
cette immensité à l’aide des panneaux informatifs.
L'église du Saint-Sauveur fut construite entre 1034 et 1036,
à l'initiative du prince Ablgharid Pahlavide pour y déposer une relique de la « Vraie
Croix » rapportée de Constantinople.
Les interventions de consolidation en cours ne
permettent pas de la visiter. L'intérieur de l'édifice présenterait des fresques, dont un Christ tenant
l'évangile. Des anges et la Cène entourent le personnage.
A proximité les traces d’un petit hammam seldjoukide. Il en
existe un autre plus grand de la même période entre la cathédrale et l'église
des Saints-Apôtres. A son sujet, une anecdote est rapportée par Muhammet Arslan,
directeur actuel des fouilles. Dans son œuvre, « Enisü'l-Kulub », dont l'unique
exemplaire se trouve aujourd'hui à la bibliothèque de Süleymaniye à Istanbul, l'érudit
et poète turc Anili Kadı Burhaneddin, décrit sa vie dans la préface et y mentionne
l’événement de sa naissance en 1143 dans les grands bains d'Ani. Des précisions
sur les circonstances de l'accouchement font allusion aux «conseils d'un
médecin» et au lieu précis du «hammam». Il n’en fallait guère plus pour y voir
l’expérimentation d’un accouchement aquatique. De fait, les fouilles initiées
depuis 2019 ont été dirigées dans ce sens, et une cuve rectangulaire en pierre,
peu profonde a bien été découverte en 2022, accessoire généralement absent dans
un hammam.
L’information a été relayée entre autres, sur le site
du magazine Histoire&civilisations
et publiée le 27/11/2022, avec cette même photo en illustration.
Un peu plus loin, l'église Saint-Grégoire de Tigrane Honents s’élève en bordure des gorges de la rivière
Arpaçay.
Elle fut dédiée à Grégoire, évangélisateur de l'Arménie et commanditée
par un riche négociant, Tigrane Honents, période au cours de laquelle la ville
est sous contrôle géorgien, expliquant la probable intervention d’artistes
géorgiens dans la réalisation des fresques représentant Grégoire
l'Illuminateur, le Christ et le jugement dernier.
A l’extérieur une inscription en arménien énumère les
moulins, les champs et les vignobles ayant permis de financer sa construction
en 1215.
Plus étonnant, à l’extérieur les écoinçons des
façades sont décorés de reliefs aux motifs animaliers, lion, aigle, faisan, coq
et griffon d’inspiration probablement seldjoukide.
Depuis le promontoire on aperçoit le flanc des gorges de
l'Akhourian / Arpaçay, percé de
grottes, traces préhistoriques des premiers peuplements dans les zones connues sous le nom de
Bostanlar et Harmanyeri, à l'extérieur de la cité, et occupées jusqu'au Chalcolithique, âge du Bronze ancien et même âge du Fer.
De l'église des Saints-Apôtres, datant du 10e
siècle, ne subsiste que le narthex qui fut transformé quelques décennies plus
tard en caravansérail dont le portail principal porte des motifs ornementaux de
muqarnas.
La cathédrale d'Ani dont l'emplacement central était un point de repère dans la
cité médiévale comme il l’est encore pour les visiteurs d’aujourd’hui, fut construite entre 989 et 1001 par le fameux architecte arménien
Tiridate. Dans le même temps, l'empereur Basile II fit appel à lui pour
reconstruire la coupole de Sainte-Sophie de Constantinople effondrée à la suite
d'un puissant séisme en 989.
Celle-ci constitue un remarquable exemple de
l'originalité de l’architecture arménienne avec son dôme surmontant une nef de plan
cruciforme inscrit dans un rectangle. Actuellement
en restauration, on ne peut en apprécier ni les volumes, ni les vestiges de
fresques. On ne peut que constater comme une signature sur le site, l’utilisation
en polychromie des brun, noir et ocre des pierres volcaniques (tuf et basalte) constituant la structure de
l’édifice et quelques reliefs en décoration. Pendant la période seldjoukide, un
minaret fut ajouté, puis détruit par les Géorgiens.
Près de la cathédrale furent exhumer récemment les
vestiges d’un cimetière seldjoukide et la base d’un Kümbet , sépulture d’un notable.
La mosquée de Menucehr, construite en 1072 pour l'émir
d'Ani, Menucehr, est la première mosquée seldjoukide en Anatolie. En arrière
plan sur la colline on aperçoit la citadelle datant du 7e siècle à l’intérieure
de laquelle fut construit le palais du roi Achot III et de ses fils. La colline
n’est pas accessible aux visites.
Une autre mosquée et un complexe socioreligieux se
dressait au bord de l’axe principale de la ville, construits pour Ebu'l
Muemmaran, fils de l'émir Menucehr, mais le haut minaret de section octogonale,
s’effondra en 1890.
Tout près, on peut suivre les traces d’une rue bordée de
commerces.
Au bord du plateau, côté ouest de la cité, une autre église
est dédiée à Saint-Grégoire. En forme de rotonde elle comporte au niveau
supérieur une série de colonnes doubles encadrant chacune des douze fenêtres.
Selon les inscriptions au dessus de l’entrée elle fut
édifiée au 10e siècle à l'initiative d’un commandant en chef des
armées pour servir de chapelle privée afin d’y célébrer des offices à la
mémoire de son fils Abougraments.
En contrebas on aperçoit un ensemble de structures
diverses, notamment des cavités creusées dans la roche calcaire bordant la
vallée du Bostanlar, où se trouvent des traces d’habitations hors des remparts,
des peintures rupestres, des cimetières, des pigeonniers et des habitations
troglodytes.
La présence de tunnels est aussi mentionnée. Ces zones ne
sont pas accessibles aux visiteurs pas plus que celles de la vallée de
l’Arpaçay à l’autre extrémité du site.
Un temple du feu (Ateshgede),
construit probablement au 4e siècle pendant la période de domination
des Perses sassanides, témoigne de la tentative d’imposer le culte zoroastrien à
la population autochtone arménienne pourtant déjà acquise à la foi chrétienne. Des traces de construction ultérieure attestent
d’une reconversion de l’édifice en chapelle.
La nette silhouette du palais seldjoukide, édifice très restauré, pour ne pas dire reconstruit se remarque dans le paysage.
La visite
in situ s’achève, mais elle sera complétée par un passage au musée de Kars où sont exposés des artefacts provenant des fouilles archéologiques d'Ani.
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Sources
Reportage de David Raynal. Ani : trois mille ans d’histoire entre Turquie et Arménie
Histoire&civilisations / Arménie médiévale : quand les femmes accouchaient dans une baignoire, Publié le
27/11/2022