Traverser la Turquie d’Ouest en Est, l’idée a mijoté
plusieurs années dans nos cervelles, il était temps de passer à la réalisation
du projet.
Le mythique Dogu Ekspresi inauguré en 1936, partant
d’Istanbul jusqu'à Sivas (1939 jusqu'à Erzurum) et tracté il a y encore 50 ans
par une locomotive à vapeur, part aujourd’hui d’Ankara pour parcourir 1310 km
en 26h jusqu'à Kars. La première moitié du trajet, principalement nocturne ne présente que
peu d’intérêt sinon l’expérience d’un manque de sommeil garanti combiné aux
courbatures dues à l’inconfort.
Et de toute façon un autre train est nécessaire pour
relier Istanbul à Ankara.
L’opportunité, récente, d’éviter la nuit blanche en
prenant une correspondance plus à l’Est fut décisive pour tenter l’aventure.
Depuis Istanbul (Gare de Söğütlüçeşme, rive asiatique) il
suffit d’emprunter un train à grande vitesse (YHT=TGV) jusqu'à Sivas pour un
trajet de 1028 km couvert en 7h22 (de 9h à 16h22), avec la ponctualité des
trains suisses !
Au départ comme à l’arrivée on constate la présence d’une
locomotive d’une autre époque. En Turquie les vieilles machines sont souvent
exposées comme de respectables ancêtres. On les trouve aussi bien paradant
devant une gare récente qui n’a jamais vu passer ce genre d’engin, que dans les
gares historiques comme celle de Sirkeci à Istanbul.
Mais nous embarquons pour le moment dans une motrice à
l’allure beaucoup plus aérodynamique qui nous entraine vers Sivas sur une
ligne directe avec des arrêts très brefs (1 à 2 mn) à Pendik, Arifiye,
Eskişehir, Ankara, Kırıkkale, Yozgat et Yıldızeli, inaugurée il y a tout juste
un an ! La vitesse dépasse parfois les 250 Km/h.
Aucune comparaison possible avec ma seule et unique
expérience d’un voyage Istanbul – Ankara interminable, il y a quarante ans,
pendant lequel on descendait sur le quai en attendant un signal hypothétique du
chef de gare à chaque arrêt. (Trajet se faisant aujourd’hui en 4h 12 mn depuis
2014.)
Voyage beaucoup plus confortable donc, avec une petite
critique tout de même… Le service restauration est très limité, mieux vaut
prévoir un sandwich et une boisson à consommer à sa place. On peut cependant se
dégourdir un peu les jambes jusqu'à la voiture bar pour y boire un thé ou un
café. (Pique-nique non autorisé)
Nous voici arrivés à la gare de Sivas, frais et dispos
pour une visite succincte du centre-ville dévoilant d’un seul coup d’œil une
histoire récente et des joyaux de l’architecture Seldjoukide.
La place de la République (Cumhuriyet Meydanı) de Sivas est
incontournable, avec sa bâtisse historique qui accueillit le premier Congrès national
du 4 septembre 1919, réuni à la demande de Mustafa Kemal Atatürk.
Ce bâtiment construit en 1892 pour y abriter une école primaire fut transformé en quartier général pour l’organisation de la lutte nationale d’où fut dirigée la première étape de la guerre d'indépendance, jusqu’au 18 décembre 1919. Il abrita par la suite, l'un des premiers lycées d'Anatolie avant d’être dédié en 1990 à cette page décisive de l’histoire de la République.
La place est bordée sur un autre côté par l’hôtel de la
municipalité datant du 19e siècle, non loin duquel s’est produit le 2
juillet 1993 la tragédie qui a marqué la ville d’une sinistre renommée : le
massacre de Madımak. De nombreux artistes et intellectuels invités par le préfet
de Sivas de l'époque, s’étaient rassemblés dans le cadre du festival Pir Sultan
Abdal (poète Alevi du 16e siècle) organisé par l'association
culturelle du même nom, principalement fréquentée par la communauté Alévie. L’incendie criminel de l’hôtel Madımak où ils résidaient
fut déclenché par une foule hostile menée par des fanatiques islamistes, et causa
la mort de 37 personnes, très jeunes pour la plupart, et de nombreux blessés
dont Aziz Nesin, écrivain et journaliste.
Nous remontons le temps avec au beau milieu de la place
la façade d'une medrese monumentale, percée de deux fenêtres
à muqarnas encadrant l’un des plus hauts porches couronnés d'Anatolie flanqué de
ses deux minarets décorés de céramiques colorées, se dressant vers le ciel, et pourvue
d’au moins une tour chanfreinée endommagée mais encore debout en coin. Etablissement
d’études religieuses, connu sous le nom de Dârü'l-hadis,
l’édifice construit en 1271 comportait deux étages et quatre iwans (salle à
coupole ouverte sur cour intérieure) dont il ne reste que des traces au sol
ayant permis d’en reconstituer le plan initial. Le porche et les fenetres présentent de nombreux
motifs récurrents de l’art de la pierre sculptée des Seldjoukides dont les muquarnas qui n’ont pas seulement un
rôle ornemental mais architectonique.
Faisant face à la porte monumentale de la medrese aux deux minarets se trouve l'entrée
de la medrese Şifaiye construite
comme hôpital et école de médecine par le sultan seldjoukide Izzeddin Keykavus
en 1217 selon une inscription le précisant sur la porte monumentale dépassant la façade. Le cadre de la porte est surmonté de neuf rangées de muqarnas et les
surfaces latérales sont décorées de motifs géométriques et étoilés. Selon des
sources anciennes on pouvait voir un lion sur le côté droit symbolisant la
force et un taureau à gauche symbolisant la santé.
L'iwan Sud de l’édifice (Darü'ş-Şifa) a été conçu comme
tombeau pour İzzeddin Keykavus mort en 1220. La façade du tombeau présente des entrelacs géométriques, étoiles, écritures coufiques en décoration.
De l’extérieur il est reconnaissable à son tambour décagonal
en briques surmonté d’un cône. Douze autres cercueils funéraires appartiennent à la dynastie.
L'hôpital a été transformé en medrese par un décret publié en 1768, puis utilisé comme entrepôt
de ravitaillement pendant la Première Guerre mondiale. Sa cour accueille aujourd’hui
une cafeteria. Les stores déployés nuisent à la vision globale de l’édifice et
des ornements architecturaux.
La place comporte aussi la medrese Buruciye avec ses deux fenêtres à muqarnas sur les côtés de
sa porte couronnée en saillie et ses tours chanfreinées en coins.
Elle dispose de quatre iwans et de deux étages et les
éléments qui la composent sont particulièrement harmonieux. Un détail
remarquable, les pierres du dôme de l’iwan à l’entrée forment une spirale. Sa construction
fut commanditée en 1271 sous le règne de Gıyaseddin Keyhüsrev, pour un certain Muzaffer
Burucerdî, venu de Burucerd près de
Hamedan (Iran) afin d’y enseigner les sciences positives telles que
mathématiques, physique et biologie. Son tombeau se trouve à l'intérieur de la mederse. La cour sert actuellement de cafeteria
fréquentée surtout par des étudiants.
Dans les années 60, des travaux de dégagement
environnemental de la place ont permis de mettre au jour les fondations d’un
hammam ottoman daté de 1584 et dont le commanditaire serait le préfet de Sivas, Mahmut pacha.
On lui attribue également la construction de la mosquée
adjacente sous le règne du sultan Murat III.
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Par manque de temps, impasse a été faite sur le plus
ancien bâtiment encore existant de la ville, Ulu Cami, la grande mosquée, considérée
comme la première construite en Anatolie, en 1196-1197 par Kızılarslan ibn
Ibrahim, émir de Sivas sous le règne de Kutbeddin Melikşah, fils de Kiliç Arslan II. Une autre hypothèse, soutenue
par Michael Meinecke , se basant sur les caractéristiques architecturales du
bâtiment, avance que la mosquée fut construite au tout début du 12e siècle
sous la dynastie turque des Danishmendides (avant leur annexion par les Seldjoukides
d’Anatolie en 1178).
La salle de prière de plan rectangulaire, au plafond bas,
est en pierre de taille et divisée en onze nefs par dix rangées d'arcs brisés soutenus par d'épais
piliers. L’intérieur est peu décoré et sombre. Un minaret unique typique des
mosquées anatoliennes qui seront construites par les Seldjoukides, au fût
cylindrique en briques ajouté vers 1213, selon une inscription, repose sur une base octogonale
et s’incline inexorablement façon tour de Pise. Des vestiges de décorations
d’écriture de style coufique en céramique émaillée turquoise. Autant d’éléments
qui en avaient motivé la programmation.
La medrese du ciel (Gök medresesi) était aussi programmée et ne
méritait pas qu’on l’ignore puisqu’ayant bénéficié d’une longue restauration
(plus de vingt ans) récemment terminée. Construite sous le règne de Gıyaseddin
Keyhüsrev pour le vizir seldjoukide Sahip Ata en 1271 par l'architecte Kaluyan
de Konya, cette medrese serait l'une
des œuvres les plus remarquables de l'architecture seldjoukide. L’ouvrage fut
admiré par Tamerlan qui envahit la ville en 1399, et cité par Evliya Çelebi au
17e siècle dans ses récits de voyage. Le portail monumental aux 12
reliefs de têtes d'animaux de chaque côté de l'arc de la porte, est orné aussi de
grands motifs d'étoiles, arbres de vie, petits oiseaux, aigles et divers motifs
végétaux. Il est lui aussi flanqué de deux minarets colorés richement décorés
de reliefs à motifs géométriques et végétaux.
Mais de nombreuses controverses ont été émises au sujet de sa restauration, ce qui explique peut
être un oubli délibéré du guide, d’autant plus que la bâtisse rutilante se
trouve à proximité de la mosquée Ulu, ci-dessus citée.
L'historienne d'art Şennur
Şentürk a déclaré « Gök Medrese se
dresse au cœur de la ville comme un patient abandonné après une mauvaise
opération, et cela blesse le cœur de ceux qui passent. »
Etant sur place, à quelques
pas, j’aurais cependant préféré constater moi-même la désastreuse restauration
plutôt que de devoir chercher des informations sur Internet !
Il aurait fallu aussi prendre
le temps de se poser dans la cour du caravansérail Taşhan, visiter le musée
archéologique qui parait-il expose entre autres les objets découverts dans les
cités hittites, dont Samuha situé à environ 40 km à l’Ouest de Sivas… Il reste
encore bien des choses à découvrir à Sivas, une autre fois !
Mais la nuit tombant
beaucoup plus tôt qu’à Istanbul, il y avait urgence à rejoindre la destination
du jour, Kemaliye, village de montagne à proximité de Divriği, autre merveille de
l’époque des Seldjoukides, situé à environ 3h de route pour 230 km à
parcourir.
Sources
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