Au petit matin une brève reconnaissance des lieux calme mon impatience de découvrir les paysages. Eğin, dénommé Kemaliye par Atatürk en reconnaissance de la loyauté de ses habitants pendant la guerre d’indépendance, est établi à l'Ouest des montagnes de Munzur sur les pentes de la vallée de la rivière Karasu, l'un des deux affluents les plus importants de l'Euphrate, murmurant de mille ruisseaux dévalant des sommets. Le printemps est bien entamé, mais la nature semble ici
prendre son temps pour se réveiller. Les rares habitants en cette saison se
font discrets.
La plupart des maisons traditionnelles de pierres et de bois ont
encore leurs volets clos et les heurtoirs attendent d’être actionnés par un(e) voisin(e),
un(e) ami(e) de passage. Comme dans beaucoup d’autres régions
de Turquie, on annonçait autrefois de façon genrée sa venue. Vestiges des
traditions, ils décorent toujours joliment les portes de bois.
La brume du matin va-t-elle se dissiper ? Au loin, des nuages menaçants n’augurent pas d’une météo très clémente.
Peut-être consentiront-ils à s’éloigner pendant le petit déjeuner…
Patientons encore un peu
avec un excellent café accompagné d’un reyhan
şerbeti, sorte de décoction de basilic pourpre.
Le tour en bateau dans le canyon Karanlık commencera au
sec mais finira sous un déluge.
Ce ne sont pas les conditions idéales pour admirer
cette merveille de la nature mais il a bien fallu s’en accommoder. Ici la
rivière Karasu a creusé son lit sur 10 km de long, entre les parois rocheuses d’une gorge
profonde s’élevant jusqu'à 800 m de hauteur, avec une pente de 90% et un fond
de vallée ne dépassant pas 10 à 15 m. Autant dire que la lumière ne s’y faufile
pas facilement, comme le confirme son nom (Karanlık=sombre), mais la pluie y
tombe drue ! Malgré l’équipement adéquat en prévision des aléas
météorologiques, la promenade n’a pas révélé toute la beauté de ce paysage
époustouflant.
On a même dû renoncer, faute de visibilité, à traverser à pied le
pont métallique qui semble s’engouffrer dans la roche. Quant à la route de 13
km qui serpente en équilibre sur les pentes du canyon, avec ses 31 tunnels,
virages serrés et falaises abruptes en contrebas, il n’était pas vraiment
prudent de l’emprunter. Cette route historique, Taşyol, dont la construction a commencé vers 1860 n’a été inaugurée
officiellement dans sa totalité qu’en 2002 ! Inutile de préciser que ce
jour là aucun amateur de canoë-kayak, de rafting, de trekking, de VTT,
d’escalade, de base-jump ne s’est aventuré dans les parages.
La visite du village proche Apçağa s’est présentée comme
un refuge bienvenu pour se mettre provisoirement au sec.
Une halte prolongée dans la boutique de la ferme Yalçiner
a été l’occasion de découvrir une grande variété de produits régionaux dont les
croustillantes mûres blanches séchées (fruits de mûriers et non de la ronce, le
buisson épineux), les vinaigres extraits d’une fermentation des mûres
blanches ou rouges, des pâtes de ces fruits (pestil ) ou parfois de prunes, obtenues par réduction du jus et
étalées pour refroidissement sous forme de minces galettes ou bien en bâton
nappant des noix à intervalles réguliers… et puis les fameux lok, sorte de
petits boudins très sucrés obtenus en pilant longuement des mûres blanches et des
noix dans des mortiers en pierre jusqu'à l’obtention d'une consistance ferme.
Le miel est garanti authentiquement biologique.
Une miraculeuse poudre
verte dénommée Zetrin, attire notre attention. C’est un mélange d’une centaine
de plantes, fleurs et racines qui poussent dans la nature environnante,
traditionnellement récoltées depuis des siècles à Kemaliye puis séchées à
l’ombre avant d’être finement broyées dans des mortiers de pierre. La poudre
obtenue est saupoudrée sur du pain trempé dans l’huile d’olive ou bien sur les
olives directement et optionnellement peut parfumer les salades. Il est
déconseillé de la faire cuire dans les sauces car elle perdrait alors ses
principes actifs renforçant le système immunitaire.
La visite de la maison de la culture
dédiée à Ahmet Kutsi Tecer (1901-1967), professeur de littérature et de français, poète, dramaturge, présenta une autre opportunité de s'abriter. On reconnait à Tecer d'avoir révélé l'importance d'Aşik Veysel, poète populaire originaire de la région, l'un des représentants de la
tradition orale des ménestrels en Turquie, utilisant la langue turque de manière simple mais puissante.
Ahmet Kutsi Tecer n'a jamais vécu dans cette maison mais a écrit
un poème nostalgique intitulé Orda Bir
Köy Var Uzakta (Il y a un village lointain) dédié au village d'Apçağa.
La maison fait office de musée ethnologique depuis 2014,
avec exposition d’objets, de vêtements traditionnels afin de transmettre au moins le
souvenir d’un patrimoine culturel rural que les changements radicaux de mode de
vie menacent de faire oublier.
Comme Apçağa, Eğin (Kemaliye) a vécu le traumatisme d'un exode rural intensif à partir de la
fin du 19e siècle. Ceux qui partaient en se promettant à eux-mêmes
et à leur famille qu’ils reviendraient un jour n’ont pas souvent tenu leur
promesse. Déchirement de la séparation pour tous, mal du pays pour les uns,
espoirs des retrouvailles s’amenuisant un peu plus au fil des mois, des années,
pour les autres.
Ces sentiments ont fait l’objet d'une abondante littérature populaire, sous forme de poèmes, Mâni, comprenant généralement
quatre vers de sept syllabes, souvent en dialecte local, soigneusement
collectés et préservés par les habitants durant plus d’un siècle et suspendus tout
au long d’un chemin, Mâni yolu, depuis une dizaine d'années. Nous l'avons suivi sous une fine bruine semblant escorter la tristesse des messages, mais malheureusement
peu propice à la lecture.
Le chemin surplombe le village et offre son paysage montagnard
sans le moindre espoir d’une éclaircie.
Il est temps de reprendre la route vers Divriği où nous attend le fabuleux
complexe de l’époque seldjoukide et ses dentelles de pierre.
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