vendredi 16 mai 2025

Kemaliye, canyon Karanlık, Apçağa



A notre arrivée au gîte « Eğin Konak » la nuit tombée, un festival de grondements et d’éclairs nous a accueillis mais ne nous a pas empêchés d’apprécier une nuit réparatrice.





Au petit matin une brève reconnaissance des lieux calme mon impatience de découvrir les paysages. Eğin, dénommé Kemaliye par Atatürk en reconnaissance de la loyauté de ses habitants pendant la guerre d’indépendance, est établi à l'Ouest des montagnes de Munzur sur les pentes de la vallée de la rivière Karasu, l'un des deux affluents les plus importants de l'Euphrate, murmurant de mille ruisseaux dévalant des sommets. Le printemps est bien entamé, mais la nature semble ici prendre son temps pour se réveiller. Les rares habitants en cette saison se font discrets. 






La plupart des maisons traditionnelles de pierres et de bois ont encore leurs volets clos et les heurtoirs attendent d’être actionnés par un(e) voisin(e), un(e) ami(e) de passage. Comme dans beaucoup d’autres régions de Turquie, on annonçait autrefois de façon genrée sa venue. Vestiges des traditions, ils décorent toujours joliment les portes de bois.


La brume du matin va-t-elle se dissiper ? Au loin, des nuages menaçants n’augurent pas d’une météo très clémente. 



Peut-être consentiront-ils à s’éloigner pendant le petit déjeuner… 


Patientons encore un peu avec un excellent café accompagné d’un reyhan şerbeti, sorte de décoction de basilic pourpre.


Le tour en bateau dans le canyon Karanlık commencera au sec mais finira sous un déluge. 



Ce ne sont pas les conditions idéales pour admirer cette merveille de la nature mais il a bien fallu s’en accommoder. Ici la rivière Karasu a creusé son lit sur 10 km de long, entre les parois rocheuses d’une gorge profonde s’élevant jusqu'à 800 m de hauteur, avec une pente de 90% et un fond de vallée ne dépassant pas 10 à 15 m. Autant dire que la lumière ne s’y faufile pas facilement, comme le confirme son nom (Karanlık=sombre), mais la pluie y tombe drue ! Malgré l’équipement adéquat en prévision des aléas météorologiques, la promenade n’a pas révélé toute la beauté de ce paysage époustouflant. 


On a même dû renoncer, faute de visibilité, à traverser à pied le pont métallique qui semble s’engouffrer dans la roche. Quant à la route de 13 km qui serpente en équilibre sur les pentes du canyon, avec ses 31 tunnels, virages serrés et falaises abruptes en contrebas, il n’était pas vraiment prudent de l’emprunter. Cette route historique, Taşyol, dont la construction a commencé vers 1860 n’a été inaugurée officiellement dans sa totalité qu’en 2002 ! Inutile de préciser que ce jour là aucun amateur de canoë-kayak, de rafting, de trekking, de VTT, d’escalade, de base-jump ne s’est aventuré dans les parages.

La visite du village proche Apçağa s’est présentée comme un refuge bienvenu pour se mettre provisoirement au sec. 




Une halte prolongée dans la boutique de la ferme Yalçiner a été l’occasion de découvrir une grande variété de produits régionaux dont les croustillantes mûres blanches séchées (fruits de mûriers et non de la ronce, le buisson épineux), les vinaigres extraits d’une fermentation des mûres blanches ou rouges, des pâtes de ces fruits (pestil ) ou parfois de prunes, obtenues par réduction du jus et étalées pour refroidissement sous forme de minces galettes ou bien en bâton nappant des noix à intervalles réguliers… et puis les fameux lok, sorte de petits boudins très sucrés obtenus en pilant longuement des mûres blanches et des noix dans des mortiers en pierre jusqu'à l’obtention d'une consistance ferme. 
Le miel est garanti authentiquement  biologique.


Une miraculeuse poudre verte dénommée Zetrin, attire notre attention. C’est un mélange d’une centaine de plantes, fleurs et racines qui poussent dans la nature environnante, traditionnellement récoltées depuis des siècles à Kemaliye puis séchées à l’ombre avant d’être finement broyées dans des mortiers de pierre. La poudre obtenue est saupoudrée sur du pain trempé dans l’huile d’olive ou bien sur les olives directement et optionnellement peut parfumer les salades. Il est déconseillé de la faire cuire dans les sauces car elle perdrait alors ses principes actifs renforçant le système immunitaire.


La visite de la maison de la culture dédiée à Ahmet Kutsi Tecer (1901-1967), professeur de littérature et de français, poète, dramaturge, présenta une autre opportunité de s'abriter. On reconnait à Tecer d'avoir révélé l'importance d'Aşik Veysel, poète populaire originaire de la région, l'un des représentants de la tradition orale des ménestrels en Turquie, utilisant la langue turque de manière simple mais puissante. 
Ahmet Kutsi Tecer n'a jamais vécu dans cette maison mais a écrit un poème nostalgique intitulé Orda Bir Köy Var Uzakta (Il y a un village lointain) dédié au village d'Apçağa.



La maison fait office de musée ethnologique depuis 2014, avec exposition d’objets, de vêtements traditionnels afin de transmettre au moins le souvenir d’un patrimoine culturel rural que les changements radicaux de mode de vie menacent de faire oublier.

Comme Apçağa, Eğin (Kemaliye) a vécu le traumatisme d'un exode rural intensif à partir de la fin du 19e siècle. Ceux qui partaient en se promettant à eux-mêmes et à leur famille qu’ils reviendraient un jour n’ont pas souvent tenu leur promesse. Déchirement de la séparation pour tous, mal du pays pour les uns, espoirs des retrouvailles s’amenuisant un peu plus au fil des mois, des années, pour les autres. 








Ces sentiments ont fait l’objet d'une abondante littérature populaire, sous forme de poèmes, Mâni, comprenant généralement quatre vers de sept syllabes, souvent en dialecte local, soigneusement collectés et préservés par les habitants durant plus d’un siècle et suspendus tout au long d’un chemin, Mâni yolu, depuis une dizaine d'années. Nous l'avons suivi sous une fine bruine semblant escorter la tristesse des messages, mais malheureusement peu propice à la lecture. 


Le chemin surplombe le village et offre son paysage montagnard sans le moindre espoir d’une éclaircie.
Il est temps de reprendre la route vers Divriği où nous attend le fabuleux complexe de l’époque seldjoukide et ses dentelles de pierre.




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