Au petit matin, un dernier regard sur la petite ville de
Divriği et ses dentelles de pierre depuis la terrasse de l’hôtel, avant de
poursuivre le voyage vers Kars.
Il nous reste 660km à parcourir, mais avec le Doğu Ekspresi, Express de l’Est qui n’a
d’express que son nom, le trajet dure environ douze heures. Autant dire que
nous aurons le temps d’admirer les paysages
mais aussi de voir défiler sous nos yeux quelques pages de géographie et
d’histoire de la République de Turquie.
En principe le train qui arrive d’Ankara entre en gare de
Divriği à 8h. Nous sommes à l’heure dite sur le quai… Mais tout comme les stars
il se fait désirer ! Nous étions prévenus par le chef de gare en personne…
il n’est jamais à l’heure !
Il finira par arriver à 10h15 et poursuivra
tranquillement son trajet ferroviaire un quart d’heure plus tard.
Il va longer des rivières, des fleuves principalement
l’Euphrate, se faufilera entre les falaises, dévoilera quelques villages, des
cultures parfois mais le plus souvent des terres arides, des sommets enneigés
et aussi quelques curiosités.
Ainsi cette tour, perchée sur son piton rocheux attirant
soudain l’attention. Avec l’heure de la prise de vue, j’ai pu déterminer
approximativement le lieu entre Divriği et Erzincan, qui m’a permis de
l’identifier comme la tour de guet de Kemah. De plan octogonal et constituée de
deux étages en pierre de taille, elle ne porte aucune inscription mais selon
son architecture aurait été construite au 12 ou 13e siècle. Elle est
percée d’une porte et de deux fenêtres l'une donnant sur Kemah et la route au
sud, et l'autre donnant sur l'Euphrate à l'ouest. Peut-être servait-elle aussi à
collecter un droit de passage.
Plus étonnant, en zoomant sur la photo j’ai pu découvrir
un autre vestige seldjoukide que j’avoue ne pas avoir vu sur l’instant ! En
contrebas, sur l’autre rive du fleuve on aperçoit sur une plate-forme rocheuse un
ensemble de toits coniques pyramidaux répertoriés comme Türbe du sultan Melik, mais en fait mausolée de Mengücek Gazi chargé
par le souverain seldjoukide Alp Arslan de conquérir l'Anatolie et fondateur de
la dynastie Mengücekide qui s’établie dans les régions d'Erzincan, Divriği et
Şarki Karahisar, ainsi que Kemah, entre 1071 et 1080, jusqu'en 1228. Voici
quelques explications glanées ça et là sur internet sans garantie de fiabilité.
La structure funéraire que
l’on désigne plutôt sous le vocable kümbet
s’agissant de cette époque, a peut-être été construite au nom de Mengücek
Gazi (mort en 1118 ?) et de ses descendants vers 1191, au plus tard avant que
Kemah ne soit annexée par les Seldjoukides d'Anatolie. Plusieurs cercueils ont
été trouvés lors des restaurations dont l’un contenant un corps momifié, pratique
héritée d’une tradition préislamique des peuples turcs. Autre détail remontant
aux ancestrales croyances turques : la structure comporterait un pilier central
comme dans les tentes des nomades pour qui l'univers est imaginé comme une
tente octogonale soutenue par un arbre gigantesque tendant ses branches
jusqu’au ciel. Pas étonnant donc que la dernière demeure soit sur le même modèle.
Juste à côté, une construction, zaviye, de plan rectangulaire
composée de deux sections sans fenêtre et
couverte de deux cônes pyramidaux était probablement destinée aux prières, à la
méditation et l’enseignement.
La dynastie semble avoir laissé son empreinte un peu partout
aux alentours et il serait intéressant de les explorer plus en détail.
Mais le train poursuit sa course remontant le cours de
l’Euphrate jusqu'à la jonction des 2 rivières principales qui l’alimentent ;
celle de l'ouest, Karasu, qui prend sa source près d'Erzurum, dont elle
traverse la plaine et celle de l'est, le Murat, se formant au nord du lac de
Van, sur les flancs d'un contrefort occidental du mont Ararat.
Il va devoir franchir bien des obstacles jusqu'à Erzurum,
traverser une vingtaine de ponts métalliques, quelques uns en pierre, et
s’engouffrer dans 138 tunnels ! Sa construction fut l’un des tout premiers
enjeux de l’ère républicaine.
Pour la réalisation de la portion Ankara-Sivas, on fit appel
à des entrepreneurs étrangers, y compris le financement comme à l’époque
ottomane.
Son prolongement, Sivas-Erzurum était aussi l’un des
projets prioritaires de la République de Turquie. Il était considéré comme le
moyen de renforcer l'unité nationale et l'intégrité entre l'est et l'ouest du
pays. Il dut cependant rester en attente quelques années.
Plus question de faire appel aux compétences et capitaux
étrangers beaucoup trop onéreux. Malgré les énormes difficultés rencontrées
pour se frayer un chemin dans ces zones géographiques très escarpées, aux
passages souvent étroits et accidentés, sillonnés de rivières, bordés de pitons
rocheux, une volonté inébranlable a motivé des efforts opiniâtres au prix de
grands sacrifices dit-on. On n’ose imaginer les cadences et les dangers de ce
travail acharné quand un détail mentionne le transport des matériaux à dos de
mulets… En moyenne 1500 mètres de voies ferrées ont pu être posées par jour et par
650 000 ouvriers, sans compter les travaux d’infrastructure nécessaires au
préalable.
Le premier train en circulation n’a atteint la gare
d’Erzurum que le matin du 20 octobre 1939 sous les acclamations d’une foule en
liesse.
La ligne était porteuse de l’espoir d’établir un
équilibre économique en reliant les centres de production aux centres de
consommation, et en conséquence améliorer le niveau de vie des régions où elle passait.
Mais l’objectif n'a jamais été vraiment atteint.
La migration rurale, vida les campagnes de sa main d’œuvre agricole.
Par contre
le train transporta son lot de travailleurs saisonniers pendant des décennies
avant de devenir le moyen de transport indispensable pour le tourisme d'hiver
attiré par les pentes enneigées et des paysages fabuleux dont nous avons aperçu
quelques traces sur les sommets encore coiffés de bonnets blancs.
Cette gare porte son ancien nom ottoman Hasankale alors que l'agglomération, distante de 40km d’Erzurum, se nomme actuellement Pasinler.
Sa forteresse perchée témoigne d’un long passé tourmenté.
Le crépuscule s’annonce, déjà quelques lumières s’allument
dans les villages traversés, mais le voyage se poursuivra dans la nuit.
A 22h30, le train s’immobilise en gare de Kars !
Nous voilà arrivés à destination. La suite de nos pérégrinations se fera en voiture de location.
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Sources
Université Anadolu, Prof. Département d'histoire de
l'art, Eskişehir