vendredi 30 mai 2025

Suite de la traversée anatolienne en train. Destination Kars


Au petit matin, un dernier regard sur la petite ville de Divriği et ses dentelles de pierre depuis la terrasse de l’hôtel, avant de poursuivre le voyage vers Kars.
Il nous reste 660km à parcourir, mais avec le Doğu Ekspresi, Express de l’Est qui n’a d’express que son nom, le trajet dure environ douze heures. Autant dire que nous aurons le temps d’admirer les paysages  mais aussi de voir défiler sous nos yeux quelques pages de géographie et d’histoire de la République de Turquie.
En principe le train qui arrive d’Ankara entre en gare de Divriği à 8h. Nous sommes à l’heure dite sur le quai… Mais tout comme les stars il se fait désirer ! Nous étions prévenus par le chef de gare en personne… il n’est jamais à l’heure !


Il finira par arriver à 10h15 et poursuivra tranquillement son trajet ferroviaire un quart d’heure plus tard.



Il va longer des rivières, des fleuves principalement l’Euphrate, se faufilera entre les falaises, dévoilera quelques villages, des cultures parfois mais le plus souvent des terres arides, des sommets enneigés et aussi quelques curiosités.


Ainsi cette tour, perchée sur son piton rocheux attirant soudain l’attention. Avec l’heure de la prise de vue, j’ai pu déterminer approximativement le lieu entre Divriği et Erzincan, qui m’a permis de l’identifier comme la tour de guet de Kemah. De plan octogonal et constituée de deux étages en pierre de taille, elle ne porte aucune inscription mais selon son architecture aurait été construite au 12 ou 13e siècle. Elle est percée d’une porte et de deux fenêtres l'une donnant sur Kemah et la route au sud, et l'autre donnant sur l'Euphrate à l'ouest. Peut-être servait-elle aussi à collecter un droit de passage.


Plus étonnant, en zoomant sur la photo j’ai pu découvrir un autre vestige seldjoukide que j’avoue ne pas avoir vu sur l’instant ! En contrebas, sur l’autre rive du fleuve on aperçoit sur une plate-forme rocheuse un ensemble de toits coniques pyramidaux répertoriés comme Türbe du sultan Melik, mais en fait mausolée de Mengücek Gazi chargé par le souverain seldjoukide Alp Arslan de conquérir l'Anatolie et fondateur de la dynastie Mengücekide qui s’établie dans les régions d'Erzincan, Divriği et Şarki Karahisar, ainsi que Kemah, entre 1071 et 1080, jusqu'en 1228. Voici quelques explications glanées ça et là sur internet sans garantie de fiabilité. La structure funéraire que l’on désigne plutôt sous le vocable kümbet s’agissant de cette époque, a peut-être été construite au nom de Mengücek Gazi (mort en 1118 ?) et de ses descendants vers 1191, au plus tard avant que Kemah ne soit annexée par les Seldjoukides d'Anatolie. Plusieurs cercueils ont été trouvés lors des restaurations dont l’un contenant un corps momifié, pratique héritée d’une tradition préislamique des peuples turcs. Autre détail remontant aux ancestrales croyances turques : la structure comporterait un pilier central comme dans les tentes des nomades pour qui l'univers est imaginé comme une tente octogonale soutenue par un arbre gigantesque tendant ses branches jusqu’au ciel. Pas étonnant donc que la dernière demeure soit sur le même modèle.
Juste à côté, une construction, zaviye, de plan rectangulaire composée de deux sections sans fenêtre  et couverte de deux cônes pyramidaux était probablement destinée aux prières, à la méditation et l’enseignement.
La dynastie semble avoir laissé son empreinte un peu partout aux alentours et il serait intéressant de les explorer plus en détail.
Mais le train poursuit sa course remontant le cours de l’Euphrate jusqu'à la jonction des 2 rivières principales qui l’alimentent ; celle de l'ouest, Karasu, qui prend sa source près d'Erzurum, dont elle traverse la plaine et celle de l'est, le Murat, se formant au nord du lac de Van, sur les flancs d'un contrefort occidental du mont Ararat.



Il va devoir franchir bien des obstacles jusqu'à Erzurum, traverser une vingtaine de ponts métalliques, quelques uns en pierre, et s’engouffrer dans 138 tunnels ! Sa construction fut l’un des tout premiers enjeux de l’ère républicaine.
Pour la réalisation de la portion Ankara-Sivas, on fit appel à des entrepreneurs étrangers, y compris le financement comme à l’époque ottomane.
Son prolongement, Sivas-Erzurum était aussi l’un des projets prioritaires de la République de Turquie. Il était considéré comme le moyen de renforcer l'unité nationale et l'intégrité entre l'est et l'ouest du pays. Il dut cependant rester en attente quelques années.
Plus question de faire appel aux compétences et capitaux étrangers beaucoup trop onéreux. Malgré les énormes difficultés rencontrées pour se frayer un chemin dans ces zones géographiques très escarpées, aux passages souvent étroits et accidentés, sillonnés de rivières, bordés de pitons rocheux, une volonté inébranlable a motivé des efforts opiniâtres au prix de grands sacrifices dit-on. On n’ose imaginer les cadences et les dangers de ce travail acharné quand un détail mentionne le transport des matériaux à dos de mulets… En moyenne 1500 mètres de voies ferrées ont pu être posées par jour et par 650 000 ouvriers, sans compter les travaux d’infrastructure nécessaires au préalable.
Le premier train en circulation n’a atteint la gare d’Erzurum que le matin du 20 octobre 1939 sous les acclamations d’une foule en liesse.


La ligne était porteuse de l’espoir d’établir un équilibre économique en reliant les centres de production aux centres de consommation, et en conséquence améliorer le niveau de vie des régions où elle passait. 


Mais l’objectif n'a jamais été vraiment atteint. La migration rurale, vida les campagnes de sa main d’œuvre agricole. 




Par contre le train transporta son lot de travailleurs saisonniers pendant des décennies avant de devenir le moyen de transport indispensable pour le tourisme d'hiver attiré par les pentes enneigées et des paysages fabuleux dont nous avons aperçu quelques traces sur les sommets encore coiffés de bonnets blancs.


Cette gare porte son ancien nom ottoman Hasankale alors que l'agglomération, distante de 40km d’Erzurum, se nomme actuellement Pasinler. Sa forteresse perchée témoigne d’un long passé tourmenté.


Le crépuscule s’annonce, déjà quelques lumières s’allument dans les villages traversés, mais le voyage se poursuivra dans la nuit.
A 22h30, le train s’immobilise en gare de Kars !


Nous voilà arrivés à destination. La suite de nos pérégrinations se fera en voiture de location.

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Sources
Université Anadolu, Prof. Département d'histoire de l'art, Eskişehir
 

lundi 26 mai 2025

Les dentelles de pierre de Divriği

Conquise depuis longtemps par les merveilles architecturales et les décors envoutants des vestiges seldjoukides que je découvris lors d’un voyage à Konya, il me tardait d’aborder cette étape de notre traversée d’Ouest en Est de l’Anatolie, pour y voir enfin ce site exceptionnel, listé au patrimoine mondial de l'Unesco depuis 1985.


Depuis 2015 fermée au public pour restauration et consolidation de la structure jusqu'à ses fondations, la visite n’est de nouveau accessible que depuis mai 2024.
Divriği, petite ville de 16 mille habitants, posée à flanc de colline, située au beau milieu du plateau anatolien bordé de hauts sommets, dans la vallée de la rivière Çaltı, affluent de l'Euphrate, à environ 150 km au Sud-est de Sivas, n’est pas une destination touristique mais les curieux ne doivent sous aucun prétexte manquer le détour !


Et ce ne sont pas les vestiges de la citadelle byzantine de Téphrikè, datant du 9e siècle qui motivent le déplacement mais le complexe religieux et hospitalier construit plus tard par les Turcs seldjoukides, après la bataille de Manzikert en 1071 qui leur donna l’avantage sur l’armée byzantine et leur permis d’occuper une bonne partie du territoire anatolien, sous la forme de beylicats (émirats).
La Grande Mosquée de Divriği, Ulu Cami, fut édifiée en 1228-29 pour l’émir Ahmed Shah de la dynastie des Mengücekides, tandis que la même année la maison de santé, Darüşşifa, fut commanditée par Melike Turan Melek, son épouse, fille du Bey d'Erzincan, Fahreddin Behramshah. L’ensemble forme une œuvre unique tant par la structure que par la décoration. Hürrem Shah d'Ahlat en est le  principal architecte, mais d’autres noms sont à créditer à la construction du complexe dont celui d’Ahmed Nakkaş Hilati, lui aussi de la ville d’Ahlat, qui aurait dirigé la réalisation des décors sculptés, tandis qu'Ahmet, fils d'Ibrahim de Tbilissi, a gravé son nom sur l'étoile du mihrab réalisé en ébène.  
Des inscriptions incluent des louanges au sultan seldjoukide d’Anatolie, Kay Qubadh Ier (Alaeddin Keykubad, qui régna de 1219 à 1237). 


Contrastant avec la façade d’allure austère dévoilant une construction monumentale percées de rares fenêtres s’impose d’emblée au regard un portail aux dimensions impressionnantes, double niche comme creusée dans la structure d’où émerge une exubérance de décors en haut relief dans une technique proche de la sculpture. 


S’y mêlent harmonieusement des motifs végétaux, en particulier des fleurs de lotus, de roses et de tulipes, des arabesques (entrelacs de courbes ondoyantes, inspirées de formes végétales stylisées), des arrangements géométriques d’étoiles (dont 22 sur le tympan), de losanges, des calligraphies… Il faudrait s’attarder des heures pour en observer tous les détails. On note que rien n’est parfaitement symétrique comme si chaque artiste avait librement interprété un thème imposé par le maitre d’œuvre. On peut imaginer qu’ils étaient nombreux, issus d’une population très cosmopolite ayant une excellente connaissance du travail sur les pierres de la région. Ils ont gravé leur savoir-faire dans une œuvre collective dont la réalisation a duré une vingtaine d’années.


Certains détails décoratifs sont plus surprenants. Ainsi dans le coin droit de la photo ci-dessus on distingue les tresses d’une coiffure féminine. Moins visible, on devine à gauche une autre figure humaine à l’oreille percée d’un anneau. Les visages ont été très endommagés par des actes de vandalisme évidents datés d’une époque lointaine.
Il est probable qu’ils représentaient les commanditaires qui ont fait l’objet de recherches iconographiques.



Des artistes contemporains leur ont donné des traits selon les archétypes de l’époque dans des compositions du style des miniatures. Les photos ci-dessus proviennent d’un ouvrage illustré cité dans les sources en fin d'article.


Au delà des prouesses artistiques, certains détails témoignent de techniques particulièrement élaborées. Ainsi, sous le tympan étoilé, la colonne qui partage la fenêtre en deux est appelée « colonne d’équilibre ». Sa capacité de rotation sur elle-même indiquait la stabilité de l’ensemble de l’architecture. Elle a cependant perdu cette propriété après le séisme d’Erzincan en 1939. 

Le seuil franchi on accède à la maison de santé, Daruşşifa. L’entrée conduit à un atrium délimité par quatre imposants piliers soutenant un dôme avec un oculus, ouverture de forme circulaire juste au-dessus d'un bassin hexagonal. 



L’atrium se prolonge sur trois iwan, celui face à l’entrée est le plus vaste. Il est couvert d'une voûte dont la clef est en spirale, encadrée d’éventails dont l’un évoque un paon faisant la roue. 
Dans l’un des deux autres se trouvent les tombeaux d'Ahmet Shah, de son épouse et de leur famille.


A noter le curieux déversoir en spirale du bassin central. Simplement décoratif ou répondant à une fonction précise ? Je n’ai pas trouvé la réponse.
Sur le pourtour se trouvent de petites salles que l’on suppose réservées aux soins des patients.




L’espace, bien que plus sobrement décoré que son portail spectaculaire, n’est pas exempt de prouesses architecturales. 



Voûtes et colonnes présentent une multitude d’ornementations différentes reflétant le talent et la créativité des artistes.


Découvrons maintenant la partie de l’édifice réservée au culte, et encore aujourd’hui lieu de prière, la grande mosquée, Ulu Cami, attenante mais non communicante à la maison de santé. 


Sa façade Ouest s'ouvre sur un portail de taille plus modeste percé dans l’encadrement d’une seule niche mais dont les finesses de la décoration, la variété des motifs n’en sont pas moins remarquables évoquant ceux d’un tapis de prière.



De chaque côté du portail sont représentés l’aigle à deux têtes, emblème des sultans seldjoukides, et un faucon, emblème d'Ahmet Shah.


Après avoir contourné l’unique minaret de la mosquée, rajouté sous le règne de Soliman par l’architecte Mimar Sinan, on découvre un autre portail plus majestueux, parfois nommé porte du ciel. Les motifs végétaux foisonnant évoquent le jardin d’Eden. C'est l'entrée pour les fidèles, tandis que l'autre est utilisé pour la sortie.


Le portail, dépassant le corps du bâtiment, est orné de motifs d’arbres de vie et de rosettes, de tulipes et feuilles de lotus symbolisant l’éternité. 


A l’arrière du complexe, une autre porte relativement plus sobre et plus petite, transformée ultérieurement en fenêtre, était réservée au shah qui devait se courber pour y pénétrer en signe d’humilité.

La construction fascine ceux qui la découvrent et elle porte son lot de mystérieux secrets. L’absence manifeste du moindre petit rayon de soleil nous aura privés aujourd’hui non seulement des contrastes d’ombres et de lumière sublimant la beauté des sculptures, mais aussi de l’apparition de silhouettes suggestives à certaines heures de la journée. En effet, des photos ont révélé l’ombre de près de 4 mètres de hauteur d’un homme en prière lisant le coran sur le portail Ouest, l'après-midi vers 15h, la silhouette d'une femme priant à la porte du ciel le matin vers 7h, et celle d'une tête d'homme à la porte du Shah vers 9h, censée représenter le profil d'Ahmet Shah.
Ces apparitions ne seraient pas fortuites mais imputables aux calculs très méticuleux que les architectes et les maîtres d'œuvre ont effectué pendant deux années avant d’entreprendre la construction de la structure.


Les piliers aux décors sculptés présentent tous des éléments et des styles différents, bases, futs et chapiteaux, rien n’est identique.






L’intérieur de la mosquée comporte une salle de prière unique cloisonnée par quatre rangées de cinq colonnes créant cinq nefs coiffées de plusieurs voûtes de pierre aux décors très élaborés, jouant tant des formes que des couleurs des matériaux.


Le mihrab possède aussi une décoration singulière.


Le bassin d'ablution est à l'intérieur de la salle de prière et recouvert d'un oculus.

Evliya Çelebi, célèbre voyageur du 17e siècle s’étant déjà extasié devant les réalisations architecturales de Sivas, déclarait que les mots seraient insuffisants pour décrire cette œuvre fascinante du compexe de Divriği: « Dans ses louanges, les langues sont stériles et les plumes sont brisées. »


Le ciel bien capricieux se décide à dévoiler un morceau d'azur juste le temps d'une photo avant de quitter les dentelles de Divriği. 


Lors du programme de restauration, la plupart des bâtisses récentes ont été démolies aux alentours immédiats de l’édifice historique. Les chemins piétonniers d’un aménagement paysager permettent de dévoiler progressivement la silhouette du complexe. Des vestiges ruinés d'un hammam ont été dégagés mais ne sont pas datés.   



En contrebas un Türbe octogonal coiffé d’un cône, lui aussi octogonal, semble monter la garde. Les inscriptions gravées au dessus de l’entrée surmontée d’un arc à dix lobes indiquent que l'émir Hacip Kamereddin est enterré dans ce tombeau depuis précisément le 19 juillet 1196.

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Sources
Ouvrage illustré : Divriği Ulu Camii ve Şifahanesi Taş Bezemeleri; 16-18 Haziran 2004.  VIII.Türk Tıp Tarihi Kongresi Sivas-Divriği.