Dans la rue
du Faubourg Saint-Denis, fréquentée assidument depuis longtemps pour ses
commerces d’alimentation qui proposent quantité de produits turcs que l’on ne
trouve qu’ici, je connais bien aussi le restaurant Derya. Sa carte aux saveurs
variées de cuisine traditionnelle ravive le temps d’un repas l’ambiance
stambouliote quand la nostalgie pointe le bout de son nez.
Une
infidélité suscitée par la curiosité nous fera cette fois franchir le seuil de
l’enseigne voisine : le Bouillon Julien
Les deux établissements partagent la même adresse puisque
situés de part et d’autre de l’entrée de l’immeuble historique édifié en 1901/1902 par
l'architecte Édouard Fournier. Ce trait d’union
entre des cultures, des époques différentes ne pouvait que trouver sa place
dans mes publications ! Et pour plusieurs raisons...
Les Bouillons parisiens connaissent une renaissance
depuis quelques années. Création du 19e siècle, ils s’adressaient à
une clientèle modeste. Ils ont succédé aux auberges, tavernes et gargotes qui
proposaient le plus souvent un plat unique.
L’innovation
est datée de 1855 avec l’ouverture du premier Bouillon Duval, du nom d’un
boucher qui cherchait une formule lui permettant d’écouler les bas morceaux que
sa clientèle aristocratique délaissait. La révolution industrielle attirait alors
sur Paris une population ouvrière importante avec autant de bouches à nourrir.
Ce fut un succès immédiat et plusieurs établissements du même nom
s’installèrent dans la capitale et furent pris pour modèle. On n’en comptait pas
moins de 400 au début du 20e siècle avant qu’ils ne tombent en
désuétude dès l’entre-deux-guerres, laissant la place à un nouveau
concept : les brasseries aux tarifs beaucoup moins attractifs.
L’établissement
créé par Édouard Fournier fut nommé à ses débuts « Gandon-Fournier » jusqu’en 1924,
date à laquelle Julien Barbarin, héritier du lieu, lui donne son prénom.
En 1938,
le Bouillon Julien ne résista pas à la tentation de la reconversion et fut
nommé pendant quelques décennies « Chez Julien ». Mais la concurrence
fut rude et le décor - heureusement grandement préservé – se révéla plutôt inadapté
aux attentes de la nouvelle clientèle, le trouvant un peu trop ringard !
Il fut
pourtant le restaurant préféré d’Édith Piaf qui retrouvait Marcel Serdan à la
table 24. Quelques scènes de « La Môme », d'Olivier Dahan (2007), avec
Marion Cotillard, y ont été tournées.
C’est
ainsi, les modes passent, et puis la nostalgie les remet au goût du jour…
Des travaux de rénovation et préservation effectués
en 2018 ont fait renaitre ce bouillon oublié. On y retrouve du sol au plafond tous les éléments réalisés par les
maîtres de l’époque. Une authentique illustration du style Art nouveau.
Le sol
carrelé parsemé d’ancolies et de marguerites évoquant une prairie fleurie fut
composé par Hippolyte Boulenger des faïenceries de Choisy-le-Roi.
Quatre
panneaux peints sur pâte de verre représentant les “femmes-fleurs” des quatre
saisons sont l’œuvre du maître verrier Louis Trezel, s’inspirant de
l'iconographie d'Alfons Mucha.
A l’entrée,
le spectaculaire bar en acajou de Cuba est l’œuvre de l'ébéniste Louis
Majorelle de la célèbre école de Nancy.
Au fond
de la salle, les panneaux représentant des paons sont signés Armand Segaud.
A la
demande de Julien Barbarin, les grandes verrières du plafond sont aménagées en
1924 par la miroiterie Georges Guenne, spécialisée en vitraux d’art, d’après les
dessins réalisés par Charles Buffet, père du peintre Bernard Buffet.
Sans
compter les moulures extravagantes, les miroirs reflétant à l’infini ce décor théâtral
pour lequel même la peinture murale a retrouvé sa couleur d’origine, le vert
céladon.
Dans ce
cadre d’exception on en oublierait presque de consulter la carte qui pourtant recèle
quelques pépites, selon les saisons.
Notre
choix s'est porté sur une tarte renversée aux oignons et un hareng pomme de terre
à l’huile, suivis d’un gratin d’endives et d’une blanquette de volaille au
curry. Le baba au rhum et le chou chantilly seront pour une autre fois…
En
attendant la commande, la conversation ne tarde pas à s’engager avec notre
voisin de table qui vient d’être installé par le garçon. La convivialité des
bouillons est un ingrédient tout aussi caractéristique que la fraicheur des
produits cuisinés !
Après
quelques civilités d’usage, le monsieur, apprenant que nous résidons
habituellement à Istanbul, nous dit quelques mots en turc et se présente, à
notre stupéfaction, comme neyzen
c'est-à-dire joueur de ney, instrument de musique savante, sorte de longue flûte
utilisée lors des concerts spirituels des confréries de Mevlana Celaleddin Rûmî(1207-1273), et des cérémonies de Sema accompagnant les derviches dans leur
danse giratoire.
Notre interlocuteur
précise avoir été initié dans les années 1970 par de grands maîtres tels Aka
Gündüz Kutbay (1934-1979) et Kudsi Erguner (né en 1952 à Diyarbakır).
Il a en
projet un voyage à Istanbul et affirme son intention de venir au No 7 du marché égyptien. Nous échangeons noms, adresses mail et Nos de portable,
griffonnés sur un coin de la nappe en papier qui ne sert pas uniquement à noter
le traditionnel détail de l’addition. Notre sympathique voisin ajoute
modestement qu’il est aussi saxophoniste, comédien et metteur en scène… Un bref
coup d’œil sur le bout de papier révèle que nous venons de partager un moment
privilégié avec Dominique Collignon Maurin (fils de la comédienne Mado Maurin
et demi-frère de Patrick Deweare).
Si son
visage et sa silhouette reste peu connus du grand public, malgré ses nombreuses
participations cinématographiques (La
Belle Américaine (1961) de Robert Dhéry, Les Amitiés particulières (1964) de Jean Delannoy, La Bande à Bonnot (1968) de Philippe
Fourastié, Neige (1981) de Juliet
Berto et Jean-Henri Roger, Les Princes
(1983) de Tony Gatlif, Zanzibar
(1989) de Christine Pascal et Lune froide (1991) de Patrick Bouchitey), sa voix est célèbre pour ses doublages français de Mark Hamill ainsi que Dustin
Hoffman, Nicolas Cage ou encore Kevin Kline. Il a doublé également John Travolta, Gary Oldman, John Malkovich, James Woods, Roberto
Benigni, Willem Dafoe et John Turturro. Il est aussi la voix de personnages
d’animation (Arthur dans Merlin
l’enchanteur, Bubbles dans Bob
l'éponge etc…) S'ajoute à la liste déjà bien fournie, des rôles de séries télévisées ainsi que
des représentations théâtrales.
Joueur de
ney, ce détail, peu mentionné dans ses biographies trouvées en ligne, en dit long sur l’éclectisme
artistique du personnage, digne et élégant représentant de la célèbre tribu
Maurin et de la troupe des « petits Maurin ».
Notre
première au Bouillon Julien ne réserva pas qu’une expérience
gastronomique. Elle fut agréablement généreuse en surprises.
Et aucune raison de craindre le passage à la caisse! La devise énoncée par le fondateur en 1906, « Ici, tout est beau, bon, pas cher » est encore respectée.
La salle du restaurant est classée au titre des
monuments historiques depuis 1997.
Bouillon Julien - 16 rue du Faubourg Saint-Denis, Paris 10e - à proximité du métro
Strasbourg Saint Denis
Ouvert tous les jours de 11h45 à Minuit
Les photos sont splendides, une adresse à retenir pour le cadre et pour le reste aussi. J'ai hâte de découvrir. Elisabeth
RépondreSupprimerDes images magnifiques et une
RépondreSupprimerrencontre intéressante . Quelle belle journée. On a envie d y aller. Merci
Merci, j ai oublié de signer mon commentaire.
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