Pourquoi aller à Üsküdar alors qu’il y a tant de choses à
voir dans d’autres quartiers d’Istanbul?
Le premier argument serait sans-doute qu’il n’est jamais superflu de
prendre du recul pour apprécier la silhouette d’une ville, et que le spectacle
du soleil couchant embrasant la péninsule historique vaut à lui seul le
déplacement sur l’autre rive.
Mais dès le début de nos déambulations dans les rues d’Üsküdar, quelques architectures dignes d’intérêt ont aiguisé notre curiosité.
Nous allons en voir quelques autres.
Tout près de l’embarcadère, au bord de l’eau, le plus
petit complexe religieux construit par Mimar Sinan vient d’être restauré sous
l’égide d’un mécène.
C’est la mosquée Şemsi Ahmet Pacha et ses dépendances (türbe et medrese) construites en 1580 pour un vizir des sultans Selim II et
Murat III. Malgré les risques de glissement de terrain, le génial architecte
consentit à satisfaire les souhaits du vizir qui redoutait que les oiseaux
salissent son édifice. Les courants d’air sont, parait-il, si fort à cet
endroit que les oiseaux ne se risquent pas à le survoler. Un système ingénieux
de circulation d’air dans la coupole provoquerait même un bruissement auquel ne
résisteraient pas les plus audacieux. D’où le surnom de l’édifice Kuşkonmaz.
La décoration intérieure a été rénovée et, d’après le
gardien des lieux s’improvisant guide, l’œuf d’autruche suspendu au lustre est
authentique et continue de remplir sa traditionnelle fonction d’empêcher les
araignées d’y tisser leur toile.
On note la présence de colonnettes mobiles de porphyre,
de chaque coté du mihrab. Elles encadrent plus généralement le portail d’entrée
principale. Cela ne change rien à leur fonction d’indiquer par leur
immobilisation éventuelle les glissements de terrain ou secousses sismiques
susceptibles de menacer l’édifice religieux.
La medrese en
forme de L a été reconvertie en bibliothèque.
La mosquée Rum Mehmet Pacha, construite en 1471-72 pour
un vizir de Mehmet II, aujourd’hui coincée dans le tissu urbain et cachée par la végétation, dévoile
parcimonieusement ses façades de briques et de pierres. Comme le nom de son
commanditaire témoigne de son origine byzantine, l’architecture porte la trace
évidente des caractéristiques des édifices religieux byzantins, peut être même
la réutilisation des éléments d’une église.
On n’ose employer le mot
restauration pour désigner le dernier badigeonnage que la décoration intérieure
a subi.
Le türbe de forme octogonale
en pierre taillée n’est qu’un modeste reflet de celui de Mahmut pacha, autre
vizir de Mehmet II. Les tombes qui entourent la mosquée datent de
l’époque de la Conquête
d’Istanbul.
Sur l’avenue Doğancılar se trouve une Mevlevihane, couvent de derviches
tourneurs, fondée en 1792, sur les instructions de Sultanzade Numan Halil Dede,
cheik du couvent de Galata.
Dans un silence empreint de sérénité, entre les
murs de l’ancienne maison du cheik, des étudiants s’initient aux arts
classiques turcs. Les cours et ateliers sont dispensés par une fondation.
Aucune cérémonie de Sema ne se déroule plus dans l'autre bâtisse, même en ce mois de décembre commémorant
le 17, l’anniversaire de la mort de Mevlâna. Sous les stèles funéraires peintes en
vert, reposent des anciens derviches de ce Tekke.
Près de là, dans une petite rue (Azat Yokuşu) se presse
une foule pieuse venue en pèlerinage sur les lieux saints de Mahmut Hüdai (1541-1628),
dignitaire religieux et fondateur de l’ordre Celveti, ayant vécu sous les
règnes de huit sultans ottomans de Soliman le Magnifique à Murat IV.
On dit que
la construction de la mosquée aurait été commandée par la fille de la sultane
Mihrimah et du grand vizir Rüstem Pacha qui aurait été l’une des épouses de Mahmut
Hüdai. L’édifice, auquel on accède par un escalier, a de nombreuses dépendances,
türbe du saint homme, fontaines,
soupe populaire, bibliothèque, cimetière fleuri, etc, qui n’ont pas toutes été
construites à la même époque.
L’aspect actuel de l’ensemble porte la trace des
derniers ajouts ou remaniements effectués sous le règne du sultan Abdulmecid (1839-1861).
Son monogramme (tuğra) est gravé au
dessus du portail d’entrée.
En revenant vers l’embarcadère, une dernière visite sera
consacrée à la mosquée homonyme de celle qui s’étale majestueusement, près d’un
autre embarcadère, sur la place d’Eminönü, Yeni Valide Camii (1597-1663). La comparaison s’arrête là.
Celle-ci, construite bien plus rapidement (1708-1710)
pour Gülnuş
Emetullah, mère du sultan Ahmet III, est une des dernières œuvres majeures du
style classique ottoman déjà sous influence baroque pour certains éléments. Elle a été réalisée par l'architecte Mehmed Ağa de Kayseri.
Elle a été restaurée récemment et ses marbres sont
éclatants de blancheur. Au milieu de la cour intérieure, le Şadırvan, fontaine d'ablutions, évoque un élégant petit kiosque.
A l’intérieur, les décors peints couvrant la coupole
sont flambant neufs. Décoration chargée mais conforme à l'originale parait-il.
La niche du mihrab est encore encadrée de carreaux de
faïences qui auraient été réalisés dans les ateliers au palais de Tekfur qui
ont fonctionné dans le premier quart du 18e siècle avec des artisans
et des fours venus d’Iznik, avant d’être définitivement fermés, tandis que la
production se poursuivait exclusivement à Küthaya.
Sur les murs extérieurs de la cour, cherchez les délicats
nichoirs à oiseaux. L’un d’eux reproduit même une mosquée en miniature.
Evoquant une volière, le türbe de la sultane est
romantiquement ouvert à tous les éléments, la pluie, le vent ou le soleil, et
malheureusement aussi au gaz d’échappement.
La mosquée, dite de l’embarcadère (Iskele Camii) a été restaurée elle aussi. C’est la première des
deux mosquées que Mimar Sinan a construit pour la sultane Mirhimah, fille de Soliman
le Magnifique et Roxelane.
Une commande impériale qu’il réalisa entre 1547 et 1548.
La seconde, il l’édifia à Edirnekapi, sur la rive européenne entre 1562 et 1565,
par amour pour Mihrimah dit-on.
Nous reviendrons voir celle-ci plus en détail une autre fois,
peut-être quand la mosquée aux faïences sur les hauteurs rouvrira à son tour
ses portes aux visiteurs, car les restaurations s’enchaînant, elle est fermée
pour le moment.
Pendant de longues années, on a évité le spectacle
désolant de ce quartier en chantier et de sa place éventrée par les travaux du
Marmaray. Les stigmates n’ont pas encore tous disparus, mais semblent en voie
de cicatrisation.
A plusieurs reprises cette promenade a fait surgir des
souvenirs de déjà vu, déjà entendu, comme un écho porté par le vent depuis
l’autre rive.
Ce faubourg asiatique ne serait-il pas beaucoup plus
qu’une extension anatolienne d’Istanbul : son reflet dans le miroir du
Bosphore ?
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