Par contre, si vous voyez quelqu’un jeter un seau d’eau ou même un verre d’eau à proximité d’un véhicule qui démarre – cela se fait encore fréquemment à l’occasion d’un départ en voyage – il est alors plus facile d’appréhender la symbolique du geste telle qu’on me l’a confiée : la personne qui s’en va est identifiée à l’eau qui coule, se frayant toujours un chemin et contournant les obstacles éventuels. On lui souhaite ainsi de mener à bien son projet avec la patience et l’obstination de l’eau.
Sous toutes les latitudes et depuis la nuit des temps, un arsenal hétéroclite d’objets est utilisé afin de se protéger des mauvais esprits et ici comme ailleurs, l’efficacité du fer à cheval, de la gousse d’ail, des dents de loup, coquillages, carapaces de tortue, poupées de chiffon, coquilles d’œuf et autres gris-gris n’est plus à démontrer. En Turquie, on croit aussi au pouvoir protecteur des premiers chaussons d’enfants que les hommes accrochent volontiers sur leur lieu de travail : bureau ou minibus.
Mais rien n’empêche de multiplier les protections et vous ne pouvez ignorer l’incontournable « nazar boncuğu » ou « mavi boncuk », l’œil bleu épinglé bien en évidence sur les vêtements portés par les enfants, plus discrètement accroché au porte-clés ou à la ceinture des adultes, suspendu à l’entrée des habitations et des magasins, offert en gage de bienveillance et d’amitié en toutes occasions.
Pour que cette rentrée soit sereine, je vous propose de faire plus ample connaissance avec ce qui est ici bien plus qu’un simple porte-bonheur.
Le « nazar boncugu », quelque soit sa taille, écarte les mauvais esprits, éloigne les pensées malfaisantes des envieux, des grincheux, des jaloux, des bêtes et des méchants de tous poils.
Le mauvais sort est plus particulièrement associé au regard depuis les civilisations très anciennes. En particulier les Sumériens, Babyloniens, et Egyptiens croyaient que les pensées des hommes s’extériorisaient dans un simple regard et pouvaient envoûter une personne et la poursuivre d’une force maléfique. Pour neutraliser cette force, les Egyptiens invoquaient l’œil d’Osiris ou d’Horus. L’origine de cette croyance en Turquie remonte aux traditions chamanistes d’Asie centrale qui se sont propagées dans toute l’Anatolie. Pour éloigner cette force malfaisante qui sortait de l’œil sous des apparences parfois trompeuses, on devait porter sur soi en toutes circonstances une sorte de bouclier protecteur, une représentation d’un bon œil.
Pourquoi bleu ? Cela nous renvoie à la symbolique des couleurs, le bleu évoquant la pureté, la paix, la sérénité d’un ciel sans nuage.
Cette idée s’est imposée au cours des siècles et elle arrive jusqu’à nous dans un déluge d’yeux bleus pas toujours de très bon goût sans doute, mais c’est la rançon inévitable du succès.
Cela ne doit pas nous faire oublier le travail artisanal des spécialistes qui fabriquent des yeux magiques dans le respect de la tradition en reproduisant fidèlement depuis des générations les gestes et méthodes de leurs ancêtres et utilisent exclusivement du verre coloré au cobalt, à l’opale et au sulfure de zinc.
Dans la région égéenne, le village de Görece près de l’aéroport d’Izmir expédie une partie de sa production en Europe et aux USA. Il n’y a plus que deux fours à bois qui fonctionnent dans ce village, mais les « nazar boncuğu » qui y sont fabriqués sont remarquables.
Convaincus de faire un travail quasi sacré, les artisans, au risque de s’abîmer gravement les yeux, continuent de produire chacun environ 4000 pièces par jour sans protection réellement efficace. Mais ils comptent évidemment sur l’œil bleu !
Un peu moins de fatalisme nous donnerait certainement meilleure conscience en achetant les quelques « mavi boncuk » destinés à protéger tous ceux que nous aimons. Mais c’est sans doute un raisonnement trop cartésien qui s’accommode mal du monde étrange et irrationnel des superstitions.
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