Sur la rue Dede Efendi dans le quartier de Şehzadebaşı, juste derrière la mosquée du prince Mehmet et les türbe qui la
bordent, se trouve un vestige ottoman de l’époque surnommée l’ère des tulipes.
Nevşehirli Damat Ibrahim Pacha, grand vizir du sultan
Ahmet III entre 1718 et 1730, et époux de la sultane Fatma, fille du sultan, est
le commanditaire de ce complexe religieux et social construit vers 1720.
Selon l'encyclopédie de l'islam, il comprend
une mosquée, une bibliothèque, une fontaine d'ablution et un medrese de 13
cellules.
Jouxtant la cour du complexe, une élégante fontaine sebil en marbre, de plan pentagonal, fait l’angle à l’intersection avec la rue Şehzadebaşı et est prolongée d'un petit cimetière.
Dans un contexte historique difficile où l’empire amorce
son déclin avec un rétrécissement du territoire en Europe Centrale, vaincu par
les Habsbourg autrichiens, menacé à
l’Est par l'empire russe, le sultan et son grand vizir entament une série de réformes
qui se traduisent par une ouverture sur l’occident, des projets d’assainissement
et d’embellissement de la capitale avec un nouveau style architectural
résultant de la fusion d'éléments ottomans classiques avec des éléments baroques
européens, l’encouragement au renouvellement des expressions artistiques en poésie et en peintures de miniatures notamment. S’y
ajoutent des débauches de fleurs, surtout des tulipes, pour colorer de
somptueuses fêtes dans les jardins des nouveaux palais de plaisance qui bordent
les rives du Bosphore.
Mais les caisses se vident et la colère ne tarde pas à
gronder parmi la population qui s’offusque de ce luxe arrogant. Quand le shah
de Perse attaque les possessions ottomanes, les dirigeants sont pris au
dépourvu et les janissaires se révoltent contre tant d’insouciance. L’un
d’entre eux, Patrona Halil conduira ce soulèvement des troupes et du peuple
pour faire pression sur le sultan afin de le contraindre à livrer quelques têtes
à la vindicte populaire, dont celle du grand vizir. Lui-même ne tarde pas à
abdiquer pour laisser la place à Mahmud Ier. Ainsi s'achève l’ère des tulipes
qui malgré sa brièveté a laissé sa trace dans l’histoire et le paysage.
Il y a encore quelques temps ce portail était clos. Une
restauration récente, achevée en février 2020, a permis de lui faire retrouver
son intégrité. Les façades en pierres de taille et en briques ont été nettoyées et consolidées.
La mosquée, la
bibliothèque, la fontaine et les salles du medrese sont couvertes de dômes.
Les parties supérieures des portiques sont voûtées et recouvertes de
plomb.
Les avant-toits en bois prolongeant les portiques et les portes
d'entrée protègent le bâtiment.
Les dômes de la mosquée, de la bibliothèque, de la fontaine et des portiques portent les décors colorés de motifs spécifiques à l'époque des tulipes, reproduits selon la documentation retrouvée.
Le medrese a été attribué à la Fondation du Turkestan
oriental, afin de concrétiser les relations amicales entre la Turquie et les Ouighours
turcophones et musulmans sunnites en grande majorité.
Le Turkestan oriental n’est pas un pays mais l’une des cinq régions autonomes de la république populaire de
Chine, située au nord-ouest de la Chine et nommée officiellement région autonome
ouïghoure du Xinjiang. Ses aspirations à l’indépendance ne sont évidemment pas appréciées
du gouvernement chinois qui tient à conserver ce territoire pour la grande richesse
de son sous-sol, divers minerais, pétrole et gaz naturel.
Les autorités chinoises y imposent depuis plus d’une
décennie une féroce répression au prétexte de l’antiterrorisme, après une série
d’attentats attribués par le pouvoir aux Ouïghours. Diverses alertes dont
Raphaël Glucksmann, député au parlement européen s’est fait le porte-parole ont
dénoncé la mise en esclavage de tout un peuple dans des camps de rééducation au
profit de multinationales qui font des marges exorbitantes grâce au système
concentrationnaire chinois.
Un rapport de l'ONU publié en aout 2022, en dépit des
pressions de Pékin, y révèle des témoignages de victimes dénonçant les
détentions arbitraires massives, la torture, les violences sexuelles, la
persécution culturelle, le travail forcé, les contraintes à l’avortement et
d'autres violations graves des droits humains. Il recommande aux États, aux
entreprises et à la communauté internationale d'agir pour mettre fin à ces abus
et faire progresser la justice et la responsabilisation.
Dans la cour des panneaux explicatifs, photos à l’appui,
témoignent des répressions diverses dont les Ouighours sont victimes.
D’autres
retracent les étapes de l’histoire méconnue de ce peuple.
Une occasion d’en apprendre davantage tout en s’offrant
une pause dans ce lieu accueillant, en buvant un thé bleu aux myrtilles,
boisson aux couleurs du drapeau proposée au café de la maison de la culture ou
y découvrir la spécialité culinaire, le riz du Türkistan.
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Sources
Khamraev
Hamide. La géopolitique du pétrole. In: CEMOTI, n°25, 1998. Les Ouïgours au vingtième siècle. pp. 139-148.
Libération, novembre 2019, Ouïghours
: l’effacement d’un peuple
Rapport de l’ONU, août 2022