dimanche 13 avril 2025

Un complexe social ottoman pour une fondation du Turkestan oriental


Sur la rue Dede Efendi dans le quartier de Şehzadebaşı, juste derrière la mosquée du prince Mehmet et les türbe qui la bordent, se trouve un vestige ottoman de l’époque surnommée l’ère des tulipes.
Nevşehirli Damat Ibrahim Pacha, grand vizir du sultan Ahmet III entre 1718 et 1730, et époux de la sultane Fatma, fille du sultan, est le commanditaire de ce complexe religieux et social construit vers 1720. 


Selon l'encyclopédie de l'islam, il comprend une mosquée, une bibliothèque, une fontaine d'ablution et un medrese de 13 cellules. 


Jouxtant la cour du complexe, une élégante fontaine sebil en marbre, de plan pentagonal, fait l’angle à l’intersection avec la rue Şehzadebaşı et est prolongée d'un petit cimetière.

Dans un contexte historique difficile où l’empire amorce son déclin avec un rétrécissement du territoire en Europe Centrale, vaincu par les Habsbourg autrichiens, menacé à l’Est par l'empire russe, le sultan et son grand vizir entament une série de réformes qui se traduisent par une ouverture sur l’occident, des projets d’assainissement et d’embellissement de la capitale avec un nouveau style architectural résultant de la fusion d'éléments ottomans classiques avec des éléments baroques européens, l’encouragement au renouvellement des expressions artistiques en poésie et en peintures de miniatures notamment. S’y ajoutent des débauches de fleurs, surtout des tulipes, pour colorer de somptueuses fêtes dans les jardins des nouveaux palais de plaisance qui bordent les rives du Bosphore.
Mais les caisses se vident et la colère ne tarde pas à gronder parmi la population qui s’offusque de ce luxe arrogant. Quand le shah de Perse attaque les possessions ottomanes, les dirigeants sont pris au dépourvu et les janissaires se révoltent contre tant d’insouciance. L’un d’entre eux, Patrona Halil conduira ce soulèvement des troupes et du peuple pour faire pression sur le sultan afin de le contraindre à livrer quelques têtes à la vindicte populaire, dont celle du grand vizir. Lui-même ne tarde pas à abdiquer pour laisser la place à Mahmud Ier. Ainsi s'achève l’ère des tulipes qui malgré sa brièveté a laissé sa trace dans l’histoire et le paysage.


Il y a encore quelques temps ce portail était clos. Une restauration récente, achevée en février 2020, a permis de lui faire retrouver son intégrité. Les façades en pierres de taille et en briques ont été nettoyées et consolidées. 



La mosquée, la bibliothèque, la fontaine et les salles du medrese sont couvertes de dômes. Les parties supérieures des portiques sont voûtées et recouvertes de plomb.
Les avant-toits en bois prolongeant les portiques et les portes d'entrée protègent le bâtiment. 



Les dômes de la mosquée, de la bibliothèque, de la fontaine et des portiques portent les décors colorés de motifs spécifiques à l'époque des tulipes, reproduits selon la documentation retrouvée.


Le medrese a été attribué à la Fondation du Turkestan oriental, afin de concrétiser les relations amicales entre la Turquie et les Ouighours turcophones et musulmans sunnites en grande majorité.    

Le Turkestan oriental n’est pas un pays mais l’une des cinq régions autonomes de la république populaire de Chine, située au nord-ouest de la Chine et nommée officiellement région autonome ouïghoure du Xinjiang. Ses aspirations à l’indépendance ne sont évidemment pas appréciées du gouvernement chinois qui tient à conserver ce territoire pour la grande richesse de son sous-sol, divers minerais, pétrole et gaz naturel.
Les autorités chinoises y imposent depuis plus d’une décennie une féroce répression au prétexte de l’antiterrorisme, après une série d’attentats attribués par le pouvoir aux Ouïghours. Diverses alertes dont Raphaël Glucksmann, député au parlement européen s’est fait le porte-parole ont dénoncé la mise en esclavage de tout un peuple dans des camps de rééducation au profit de multinationales qui font des marges exorbitantes grâce au système concentrationnaire chinois.
Un rapport de l'ONU publié en aout 2022, en dépit des pressions de Pékin, y révèle des témoignages de victimes dénonçant les détentions arbitraires massives, la torture, les violences sexuelles, la persécution culturelle, le travail forcé, les contraintes à l’avortement et d'autres violations graves des droits humains. Il recommande aux États, aux entreprises et à la communauté internationale d'agir pour mettre fin à ces abus et faire progresser la justice et la responsabilisation.






Dans la cour des panneaux explicatifs, photos à l’appui, témoignent des répressions diverses dont les Ouighours sont victimes. 



D’autres retracent les étapes de l’histoire méconnue de ce peuple.
Une occasion d’en apprendre davantage tout en s’offrant une pause dans ce lieu accueillant, en buvant un thé bleu aux myrtilles, boisson aux couleurs du drapeau proposée au café de la maison de la culture ou y découvrir la spécialité culinaire, le riz du Türkistan.
 
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Sources
Khamraev Hamide. La géopolitique du pétrole. In: CEMOTI, n°25, 1998. Les Ouïgours au vingtième siècle. pp. 139-148.
Libération, novembre 2019, Ouïghours : l’effacement d’un peuple
Rapport de l’ONU, août 2022   

   

mercredi 9 avril 2025

Passage de Roumélie, Rumeli Han

 Un han, architecture spécifiquement ottomane, est une structure commerciale qui remplissait multiples fonctions, dont l'hébergement de marchands de passage et le stockage de marchandises, sorte de caravansérail urbain. Ils ont à Istanbul, la particularité d’intégrer à cette architecture traditionnelle un élément emprunté de l’urbanisme parisien des 18e et 19e siècles, les passages couverts entre deux rues, voies piétonnières destinées à abriter des alignements de boutiques, préfigurant les grands magasins et les galeries commerciales contemporaines.
On n’en compte pas moins de 34 sur la rue Istiklal dans le quartier de Beyoğlu, l'une des artères les plus fréquentées d'Istanbul, dont le passage de Syrie.
Le passage Rumeli Han est situé juste à côté de la petite mosquée Ağa, au No 48 à quelques pas de la place Taksim.


Rumeli Han a été construit en 1894 pour Ragıp Pacha, chambellan du sultan Abdulhamid II, peut être par l'allemand Agust Jasmund, architecte de la gare de Sirkeci et probablement d’Anadolu Han et Afrika Han pour le même commanditaire selon le souhait de ce dernier de dédier ces bâtisses aux trois continents de l’empire. Mais d’autres sources mentionnent des architectes italiens pour ces passages. 


De style néoclassique, la bâtisse se distingue par son entrée principale au style éclectique mêlant décorations baroques et empire. 



On peut y lire « Rumeli Han » en ottoman, « Cité Roumélie » en français et « Agora Rumelias » en grec.



En sous-sol ce qui avait été identifié comme de banales caves, révéla un mystérieux tunnel découvert lors de travaux de restauration entamés en 2017, suscitant un vif intérêt. Condamné et envahi de gravats depuis longtemps, il aurait été destiné à relier les trois constructions afin de faciliter une discrète circulation des marchandises de valeur et des riches commerçants qui séjournaient en ces lieux. Bien plus tard des rumeurs ont évoqué un temps des réunions clandestines.





Une brève déambulation montre une enfilade de salles tout au long de corridors voutés évoquant un labyrinthe, mais les accès aux deux autres passages sont murés. 




La « Bohémienne » emblématique mosaïque du site de Zeugma, a été reproduite sur le mur d’un escalier à une période indéterminée.

Rumeli Han semble avoir été fréquenté principalement par des négociants en tapis et en mercerie, soieries et parures. Il abritait divers commerces tel que le célèbre restaurant Abdullah Efendi en service entre 1915 et 1960.
La pharmacie Rebul, est indissociable de l'histoire du passage. Elle fut fondée en 1895 par Jean César Reboul sous le nom de Grande Pharmacie Parisienne. Kemal Müderrisoğlu, l'un des premiers pharmaciens diplômé de la jeune République, y postula pour un stage en 1920 au cours de sa deuxième année universitaire. Plus qu’un partenariat, une relation quasi filiale s’établit et le pharmacien transmis à son employé les secrets de fabrication de son eau de Cologne à la lavande, si célèbre que plusieurs générations de promeneurs n’ont osé arpenter la rue de Pera sans s’en être abondamment aspergé. Quand le pharmacien rentra en France en 1939, son stagiaire et successeur perpétua ce légendaire parfum préféré des gentlemen de Pera, commercialisation désormais orientée vers une clientèle turque se substituant à une population de moins en moins cosmopolite mais tout aussi fidèle à cette fragrance inimitable.
L’officine historique n'a pas pu faire face au récent changement de propriétaire du bâtiment et à l'augmentation des loyers. Elle a été déplacée un peu plus loin dans la rue Meşelik sous le nom de 1895 Rebul.
La bâtisse s’apprête cependant à retrouver l’éclat de son passé.


Les huit étages du han sont en travaux mais devraient bientôt retrouver leur fonction hôtelière. Après avoir abrité dans les années 1990 des salles de théâtre et de concert, des cafés et des ateliers d'artistes, il est prévu d’en réserver une partie à divers événements culturels et artistiques.
En attendant, il est possible de visiter les lieux du sous-sol à la terrasse pour la modique somme de 100₺.



Les ascendeurs n’étant pas encore fonctionnels, il faudra grimper les marches usées pour découvrir la vue panoramique. 

Sources :

 

samedi 22 mars 2025

Au jardin du souvenir, toi aussi

 

Avant-hier débutait le printemps mais tu es partie sans attendre l’éclosion des bourgeons. Des fleurettes t'accompagneront au jardin du souvenir et bien au delà parsemant tous les jardins du monde.
Après-demain marquera la date anniversaire de ta naissance et tes bougies seront soufflées par le vent… 

De longues années, sans doute la plus fidèle lectrice de ce blog, te revient cette place d'honneur entre ces pages. Bon voyage ma jolie Maman.


vendredi 14 février 2025

Rétrospective Suzanne Valadon à Beaubourg

 
Au tournant des 19e et 20e siècles, dans le foisonnement artistique de Montmartre, essentiellement masculin, une figure féminine a réussi à se faire une place dans le paysage. En témoigne aujourd’hui l’atelier-appartement reconstitué au 12, rue Cortot que Suzanne Valadon (1865-1938) occupa dès 1896 avec Paul Mousis son premier mari, ami du compositeur Eric Satie, puis à partir de 1912 avec son fils Maurice Utrillo, et son compagnon André Utter.


La Chambre bleue, huile sur toile, 1923

L’affiche de l’exposition reproduit un détail du tableau. Sur le thème des odalisques alanguies, Valadon en propose une représentation qui s’en éloigne radicalement. Une femme habillée d’un vêtement confortable est nonchalemment alongée et sa posture évoque un moment de détente juste pour elle-même et non pour plaire ou être admirée.


Modèle recherché de peintres célèbres, elle ne se contenta pas de poser pour Puvis de Chavannes, Auguste Renoir, Henri de Toulouse-Lautrec, et bien d’autres dès ses 14 ans, mais s’appliqua à observer attentivement les maîtres.
Edgar Degas apprécia ses dessins et l’encouragea dès 1883.
L’exposition qui lui est consacrée à Beaubourg jusqu’au 26 mai 2025, retrace le parcours singulier de l’artiste en marge des courants artistiques de son époque.


Dessins et peintures, près de 200 œuvres ont été réunies pour témoigner de son attachement à la représentation du réel à travers des autoportraits, des compositions mettant en scène sa famille, ses amis et connaissances sans complaisance. Beaucoup appartiennent aux collections nationales, notamment celle du Centre Pompidou, du musée d’Orsay et de l’Orangerie. Des prêts exceptionnels du Metropolitan Museum of Modern Art de New York, de la Fondation de l’Hermitage et de quelques collections privées viennent compléter la présentation.


Mon portrait, 1894, encre de Chine sur papier, collection musée de Montmartre


Ses premières peintures seront réalisées à partir de 1892 dont ce portrait du compositeur et pianiste Eric Satie réalisé en 1892-93. Après six mois de relation passionnée la séparation du couple inspire au musicien une partition obsédante, Vexations, retrouvée à son domicile après sa mort.

Suzanne Valadon observe les personnes qu’elle côtoie au quotidien, et brosse ainsi les portraits de son fils et de sa mère, de sa nièce Marie Coca et sa petite nièce Gilberte.


Portrait de famille, huile sur toile, 1912. Valadon est elle-même au centre de la composition entourée de sa mère, de son amant André Utter et de son fils Maurice Utrillo.



Grand-mère et petits fils, huile sur carton, 1910


La poupée délaissée, 1921 et Marie Coca et sa fille Gilberte, 1913


Adam et Eve, huile sur toile, 1909. Ce tableau représente l’artiste et André Utter. La ceinture de feuilles de vigne fut rajoutée plus tard à la demande des organisateurs du Salon des Indépendants en 1920.


La Venus noire, huile sur toile, 1909 . Sans trace d’exotisme ni de condescendance, le corps athlétique de la femme est représenté dans la posture fière d’une déesse romaine.



Le Lancement du filet, 1914, toile monumentale rappelant dans sa composition La Danse de Matisse, et étude préalable au fusain sur papier calque.

Suzanne Valadon peint des nus en sortant des carcans sociaux et artistiques, artiste masculin/ modèle féminin nu. Elle peint des corps féminins et masculins pour eux-mêmes et non pour le désir d’un spectateur voyeur.
En parallèle quelques toiles d’autres artistes, suggèrent les influences artistiques de Valadon



Cézanne,
Cinq baigneuses, 1878 



La composition de Valadon : La Joie de vivre, 2011, au titre inspiré de la toile de Matisse réalisée en 1905



La Petite Fille au miroir, huile sur toile, 1909


Autoportrait aux seins nus, huile sur toile, 1931

La notoriété, reconnue par les marchands et la critique, se précisant à partir de 1920, Suzanne Valadon entame une série de portraits de personnes de son entourage.


Portrait de Nora Kars, une amie ;


Portrait de Germaine Eisemann, 1924, son élève ;



Portrait de Miss Lily Walton, huile sur toile, 1922,


Femme à la contrebasse, huile sur toile, 1915

Plus rarement, quelques hommes qui ont compté dans sa vie comme le Dr Robert Le Masle, Louis Moyses, Paul Petrides et un voisin montmartrois, ami d’Utrillo, le chimiste Richmond Chaudois.


Portrait de Richmond Chaudois, huile sur toile, 1931


Portrait de Maurice Utrillo, 1921, son fils, tenant fermement une palette et un piceau sous le regard d’une mère.

Elle a peint aussi des natures mortes, des bouquets et des paysages aux couleurs vibrantes.


La Boite à violon, 1923. On reconnait à l’arrière plan une partie de son grand tableau Le Lancement du filet qui permet d’identifier le lieu comme l’atelier de Valadon.


Vase de fleurs, huile sur toile, 1934


Le Jardin de la rue Cortot, 1928

Valadon se décrivit ainsi à l’historien de l’art Germain Bazin : "Formation : Libre - Talent inné, exceptionnellement douée. Principales étapes de la vie artistique : Dessina dès 1883, ses débuts, comme une enragée, non pour faire de beaux dessins pour être encadrés, mais de bons dessins pour surprendre un instant de vie, en mouvement, tout en intensité."


Sans doute l’une des dernières occasions de voir une exposition à Beaubourg avant longtemps, puisque la fermeture du Centre Pompidou pour cinq années de rénovation/restauration est programmée en septembre 2025.


Pas sûr que la place Igor Stravinsky toute proche soit encore accessible dans ce contexte. Autant ne pas attendre pour y admirer la fontaine et ses sculptures métalliques colorées et animées, créations en 1983 de Jean Tinguely et Niki de Saint Phalle évoquant les compositions du musicien, ainsi que plusieurs œuvres d'art urbain ultérieures, Chuuuttt !!! Pochoir de Jef Aérosol ; Knowledge + Action = Power de Shepard Fairey alias OBEY; et la plus grande mosaïque d’Invader réalisée à Paris.

Sources
Et les fiches muséales de l’exposition