samedi 7 juin 2025

Ani, vestiges d’une capitale médiévale arménienne

La visite de Kars attendra un peu car ce matin nous partons une quarantaine de kilomètres plus à l'est découvrir les vestiges d’Ani, cité médiévale, capitale d’un royaume arménien de la dynastie des Bagratides (806 – 1045), à l’abandon depuis six siècles.
De 1045 à 1064, l’empire byzantin annexe la région et la ville signant la fin du règne des Bagratides.
De 1064 à 1199, les Seldjoukides imposent leur domination puis la région passe sous le contrôle des rois géorgiens.
En 1239, des hordes mongoles pillent et ravagent la ville. Au 14e siècle, une dynastie turcomane, les Kara Koyunlu, en fait provisoirement sa capitale. Après la prise de la ville par Tamerlan à la fin du siècle, les Kara Koyunlu transfèrent leur capitale à Erevan. Le séisme de 1319 participa aussi au déclin de la cité qui ne tardera pas à être totalement dépeuplée. Mise à l’écart des voies de communication de la Route de la Soie, la prospérité et les splendeurs d’Ani furent oubliées.
Les sites archéologiques les plus vastes en Turquie sont habituellement ceux des périodes antiques, alors que les vestiges médiévaux sont généralement inclus soit dans un site antique, soit intégrés dans une architecture urbaine plus récente.


Aux portes du Sud caucasien, aux confins d’un plateau isolé, les fortifications d’Ani se dressent, bouchant l'horizon. Que se cache derrière ces impressionnantes murailles flanquées de puissantes tours?


Bien que la région fut fréquentée depuis des millénaires par de nombreuses civilisations, urartéenne (8e siècle av. notre ère), perse achéménide (du 6e au 4e siècle av. notre ère, séleucide, parthe, perse sassanide (224  651), califat abbasside (750 – 1258), il semblerait qu’aucune n’y ait laissé de trace significative (à quelques exceptions près), avant la fondation de la ville en 961 par le roi Achot III d'Arménie (règne : 953  977).
Sa situation sur un vaste plateau triangulaire bordé de ravins profonds creusés par deux cours d’eau, (dont l'Akhourian / Arpaçay, formant encore aujourd’hui la frontière officielle entre l’Arménie et la Turquie), lui offrait des défenses naturelles appréciables qui furent complétées par la construction d’une double enceinte.

Vue des murailles depuis l’intérieur.

Au carrefour des échanges commerciaux entre l'empire byzantin, le califat abbasside, et les états persans d'Asie centrale, Ani se développa rapidement et, à son apogée, compta jusqu'à cent mille habitants. La cité florissante du roi Achot III et de ses fils, le roi Smbat II (règne : 977  989) et le roi Gagik I (règne : 989  1020), devint le centre religieux, administratif et culturel de toute l'Arménie médiévale. Elle fut embellie d’un palais au sein d’une citadelle datant du 7e siècle (dynastie arménienne Kamsarakan), d’espaces publics, de marchés, d’auberges, de résidences luxueuses, et de ce qui constitue l’essentiel des vestiges encore debout, de nombreuses églises qui firent sa renommée dans tout le Proche-Orient.


Plan des ruines d'aprèNikolaï Marr.
 Les premiers explorateurs occidentaux au début du 19e siècle, n’ont fait que constater la présence de vestiges d’une mystérieuse cité balayée par les vents, enfouie sous la neige plusieurs mois de l’année, dont on ne connaissait plus même le nom. Des conflits territoriaux incessants entre les empires ottoman, persan et russe, rendaient d’ailleurs la région peu sûre. Une première campagne d’études sous la direction de l’archéologue Nikolaï Marr d'origine géorgienne, ne sera missionnée qu’entre 1892 et 1917 par la Russie, alors qu’elle occupe toute la région. Un relevé des ruines et quelques interventions de consolidation seront entrepris.
Les tragiques événements liés à la première guerre mondiale et aux soubresauts dévastateurs de l’empire ottoman agonisant, mirent fins pour quelques décennies aux prospections entamées. Elles ont repris avec les relevés de surface et les fouilles de sondage du Prof. Dr. Kılıç Kökten entre 1940 et 1943. Se sont poursuivies avec les fouilles du Prof. Dr. Kemal Balkan en 1965-66. Celles menées par le Prof. Dr. Beyhan Karamağaralı ont commencé en 1989 jusqu'en 2005, puis entre 2007 et 2010 furent complétées par le Prof. Dr. Yaşar Çoruhlu et par le Prof. Dr. Fahriye Bayram entre 2014 et 2018.
En 2016, le site fut inscrit sur la liste du patrimoine mondial de l’UNESCO.
Depuis 2019, des fouilles, des programmes de consolidations/restaurations continuent avec la participation du Prof. Dr. Muhammet Arslan de l'Université Kafkas et de son équipe de scientifiques, historiens d'art, archéologues, architectes et étudiants, sous la présidence de la Direction du Musée de Kars.




On pénètre sur le site par la porte du lion, ainsi nommée en référence au bas relief ajouté au moment de la prise de la ville en août 1064 par Alp Arslan, deuxième sultan de la dynastie seldjoukide, et arrière-petit-fils de Seldjouk, fondateur éponyme de la dynastie, passé à la postérité pour ses prouesses militaires avec le surnom Alp Arslan, signifiant en turc, Lion Héroïque.



Il nous reste à repérer les vestiges éparpillés dans cette immensité à l’aide des panneaux informatifs.



L'église du Saint-Sauveur fut construite entre 1034 et 1036, à l'initiative du prince Ablgharid Pahlavide pour y déposer une relique de la « Vraie Croix » rapportée de Constantinople. 
 

Les interventions de consolidation en cours ne permettent pas de la visiter. L'intérieur de l'édifice présenterait des fresques, dont un Christ tenant l'évangile. Des anges et la Cène entourent le personnage.



A proximité les traces d’un petit hammam seldjoukide. Il en existe un autre plus grand de la même période entre la cathédrale et l'église des Saints-Apôtres. A son sujet, une anecdote est rapportée par Muhammet Arslan, directeur actuel des fouilles. Dans son œuvre, « Enisü'l-Kulub », dont l'unique exemplaire se trouve aujourd'hui à la bibliothèque de Süleymaniye à Istanbul, l'érudit et poète turc Anili Kadı Burhaneddin, décrit sa vie dans la préface et y mentionne l’événement de sa naissance en 1143 dans les grands bains d'Ani. Des précisions sur les circonstances de l'accouchement font allusion aux «conseils d'un médecin» et au lieu précis du «hammam». Il n’en fallait guère plus pour y voir l’expérimentation d’un accouchement aquatique. De fait, les fouilles initiées depuis 2019 ont été dirigées dans ce sens, et une cuve rectangulaire en pierre, peu profonde a bien été découverte en 2022, accessoire généralement absent dans un hammam.

L’information a été relayée entre autres, sur le site du magazine Histoire&civilisations et publiée le 27/11/2022, avec cette même photo en illustration.


       
Un peu plus loin, l'église Saint-Grégoire de Tigrane Honents s’élève en bordure des gorges de la rivière Arpaçay. 


Elle fut dédiée à Grégoire, évangélisateur de l'Arménie et commanditée par un riche négociant, Tigrane Honents, période au cours de laquelle la ville est sous contrôle géorgien, expliquant la probable intervention d’artistes géorgiens dans la réalisation des fresques représentant Grégoire l'Illuminateur, le Christ et le jugement dernier.


A l’extérieur une inscription en arménien énumère les moulins, les champs et les vignobles ayant permis de financer sa construction en 1215.


    
Plus étonnant, à l’extérieur les écoinçons des façades sont décorés de reliefs aux motifs animaliers, lion, aigle, faisan, coq et griffon d’inspiration probablement seldjoukide.


Depuis le promontoire on aperçoit le flanc des gorges de l'Akhourian / Arpaçay, percé de grottes, traces préhistoriques des premiers peuplements dans les zones connues sous le nom de Bostanlar et Harmanyeri, à l'extérieur de la cité, et occupées jusqu'au Chalcolithique, âge du Bronze ancien et même âge du Fer.





De l'église des Saints-Apôtres, datant du 10e siècle, ne subsiste que le narthex qui fut transformé quelques décennies plus tard en caravansérail dont le portail principal porte des motifs ornementaux de muqarnas.


La cathédrale d'Ani dont l'emplacement central était un point de repère dans la cité médiévale comme il l’est encore pour les visiteurs d’aujourd’hui, fut construite entre 989 et 1001 par le fameux architecte arménien Tiridate. Dans le même temps, l'empereur Basile II fit appel à lui pour reconstruire la coupole de Sainte-Sophie de Constantinople effondrée à la suite d'un puissant séisme en 989.
Celle-ci constitue un remarquable exemple de l'originalité de l’architecture arménienne avec son dôme surmontant une nef de plan cruciforme inscrit dans un rectangle.  Actuellement en restauration, on ne peut en apprécier ni les volumes, ni les vestiges de fresques. On ne peut que constater comme une signature sur le site, l’utilisation en polychromie des brun, noir et ocre des pierres volcaniques (tuf et basalte) constituant la structure de l’édifice et quelques reliefs en décoration. Pendant la période seldjoukide, un minaret fut ajouté, puis détruit par les Géorgiens.


Près de la cathédrale furent exhumer récemment les vestiges d’un cimetière seldjoukide et la base d’un Kümbet , sépulture d’un notable.


La mosquée de Menucehr, construite en 1072 pour l'émir d'Ani, Menucehr, est la première mosquée seldjoukide en Anatolie. En arrière plan sur la colline on aperçoit la citadelle datant du 7e siècle à l’intérieure de laquelle fut construit le palais du roi Achot III et de ses fils. La colline n’est pas accessible aux visites.


Une autre mosquée et un complexe socioreligieux se dressait au bord de l’axe principale de la ville, construits pour Ebu'l Muemmaran, fils de l'émir Menucehr, mais le haut minaret de section octogonale, s’effondra en 1890.



Tout près, on peut suivre les traces d’une rue bordée de commerces.


 


Au bord du plateau, côté ouest de la cité, une autre église est dédiée à Saint-Grégoire. En forme de rotonde elle comporte au niveau supérieur une série de colonnes doubles encadrant chacune des douze fenêtres.


Selon les inscriptions au dessus de l’entrée elle fut édifiée au 10e siècle à l'initiative d’un commandant en chef des armées pour servir de chapelle privée afin d’y célébrer des offices à la mémoire de son fils Abougraments.


En contrebas on aperçoit un ensemble de structures diverses, notamment des cavités creusées dans la roche calcaire bordant la vallée du Bostanlar, où se trouvent des traces d’habitations hors des remparts, des peintures rupestres, des cimetières, des pigeonniers et des habitations troglodytes.
La présence de tunnels est aussi mentionnée. Ces zones ne sont pas accessibles aux visiteurs pas plus que celles de la vallée de l’Arpaçay à l’autre extrémité du site.



Un temple du feu (Ateshgede), construit probablement au 4e siècle pendant la période de domination des Perses sassanides, témoigne de la tentative d’imposer le culte zoroastrien à la population autochtone arménienne pourtant déjà acquise à la foi chrétienne. Des traces de construction ultérieure attestent d’une reconversion de l’édifice en chapelle.


La nette silhouette du palais seldjoukide, édifice très restauré, pour ne pas dire reconstruit se remarque dans le paysage.   

La visite in situ s’achève, mais elle sera complétée par un passage au musée de Kars où sont exposés des artefacts provenant des fouilles archéologiques d'Ani. 
 
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Sources
Histoire&civilisations / Arménie médiévale : quand les femmes accouchaient dans une baignoire, Publié le 27/11/2022

 

vendredi 30 mai 2025

Suite de la traversée anatolienne en train. Destination Kars


Au petit matin, un dernier regard sur la petite ville de Divriği et ses dentelles de pierre depuis la terrasse de l’hôtel, avant de poursuivre le voyage vers Kars.
Il nous reste 660km à parcourir, mais avec le Doğu Ekspresi, Express de l’Est qui n’a d’express que son nom, le trajet dure environ douze heures. Autant dire que nous aurons le temps d’admirer les paysages  mais aussi de voir défiler sous nos yeux quelques pages de géographie et d’histoire de la République de Turquie.
En principe le train qui arrive d’Ankara entre en gare de Divriği à 8h. Nous sommes à l’heure dite sur le quai… Mais tout comme les stars il se fait désirer ! Nous étions prévenus par le chef de gare en personne… il n’est jamais à l’heure !


Il finira par arriver à 10h15 et poursuivra tranquillement son trajet ferroviaire un quart d’heure plus tard.



Il va longer des rivières, des fleuves principalement l’Euphrate, se faufilera entre les falaises, dévoilera quelques villages, des cultures parfois mais le plus souvent des terres arides, des sommets enneigés et aussi quelques curiosités.


Ainsi cette tour, perchée sur son piton rocheux attirant soudain l’attention. Avec l’heure de la prise de vue, j’ai pu déterminer approximativement le lieu entre Divriği et Erzincan, qui m’a permis de l’identifier comme la tour de guet de Kemah. De plan octogonal et constituée de deux étages en pierre de taille, elle ne porte aucune inscription mais selon son architecture aurait été construite au 12 ou 13e siècle. Elle est percée d’une porte et de deux fenêtres l'une donnant sur Kemah et la route au sud, et l'autre donnant sur l'Euphrate à l'ouest. Peut-être servait-elle aussi à collecter un droit de passage.


Plus étonnant, en zoomant sur la photo j’ai pu découvrir un autre vestige seldjoukide que j’avoue ne pas avoir vu sur l’instant ! En contrebas, sur l’autre rive du fleuve on aperçoit sur une plate-forme rocheuse un ensemble de toits coniques pyramidaux répertoriés comme Türbe du sultan Melik, mais en fait mausolée de Mengücek Gazi chargé par le souverain seldjoukide Alp Arslan de conquérir l'Anatolie et fondateur de la dynastie Mengücekide qui s’établie dans les régions d'Erzincan, Divriği et Şarki Karahisar, ainsi que Kemah, entre 1071 et 1080, jusqu'en 1228. Voici quelques explications glanées ça et là sur internet sans garantie de fiabilité. La structure funéraire que l’on désigne plutôt sous le vocable kümbet s’agissant de cette époque, a peut-être été construite au nom de Mengücek Gazi (mort en 1118 ?) et de ses descendants vers 1191, au plus tard avant que Kemah ne soit annexée par les Seldjoukides d'Anatolie. Plusieurs cercueils ont été trouvés lors des restaurations dont l’un contenant un corps momifié, pratique héritée d’une tradition préislamique des peuples turcs. Autre détail remontant aux ancestrales croyances turques : la structure comporterait un pilier central comme dans les tentes des nomades pour qui l'univers est imaginé comme une tente octogonale soutenue par un arbre gigantesque tendant ses branches jusqu’au ciel. Pas étonnant donc que la dernière demeure soit sur le même modèle.
Juste à côté, une construction, zaviye, de plan rectangulaire composée de deux sections sans fenêtre  et couverte de deux cônes pyramidaux était probablement destinée aux prières, à la méditation et l’enseignement.
La dynastie semble avoir laissé son empreinte un peu partout aux alentours et il serait intéressant de les explorer plus en détail.
Mais le train poursuit sa course remontant le cours de l’Euphrate jusqu'à la jonction des 2 rivières principales qui l’alimentent ; celle de l'ouest, Karasu, qui prend sa source près d'Erzurum, dont elle traverse la plaine et celle de l'est, le Murat, se formant au nord du lac de Van, sur les flancs d'un contrefort occidental du mont Ararat.



Il va devoir franchir bien des obstacles jusqu'à Erzurum, traverser une vingtaine de ponts métalliques, quelques uns en pierre, et s’engouffrer dans 138 tunnels ! Sa construction fut l’un des tout premiers enjeux de l’ère républicaine.
Pour la réalisation de la portion Ankara-Sivas, on fit appel à des entrepreneurs étrangers, y compris le financement comme à l’époque ottomane.
Son prolongement, Sivas-Erzurum était aussi l’un des projets prioritaires de la République de Turquie. Il était considéré comme le moyen de renforcer l'unité nationale et l'intégrité entre l'est et l'ouest du pays. Il dut cependant rester en attente quelques années.
Plus question de faire appel aux compétences et capitaux étrangers beaucoup trop onéreux. Malgré les énormes difficultés rencontrées pour se frayer un chemin dans ces zones géographiques très escarpées, aux passages souvent étroits et accidentés, sillonnés de rivières, bordés de pitons rocheux, une volonté inébranlable a motivé des efforts opiniâtres au prix de grands sacrifices dit-on. On n’ose imaginer les cadences et les dangers de ce travail acharné quand un détail mentionne le transport des matériaux à dos de mulets… En moyenne 1500 mètres de voies ferrées ont pu être posées par jour et par 650 000 ouvriers, sans compter les travaux d’infrastructure nécessaires au préalable.
Le premier train en circulation n’a atteint la gare d’Erzurum que le matin du 20 octobre 1939 sous les acclamations d’une foule en liesse.


La ligne était porteuse de l’espoir d’établir un équilibre économique en reliant les centres de production aux centres de consommation, et en conséquence améliorer le niveau de vie des régions où elle passait. 


Mais l’objectif n'a jamais été vraiment atteint. La migration rurale, vida les campagnes de sa main d’œuvre agricole. 




Par contre le train transporta son lot de travailleurs saisonniers pendant des décennies avant de devenir le moyen de transport indispensable pour le tourisme d'hiver attiré par les pentes enneigées et des paysages fabuleux dont nous avons aperçu quelques traces sur les sommets encore coiffés de bonnets blancs.


Cette gare porte son ancien nom ottoman Hasankale alors que l'agglomération, distante de 40km d’Erzurum, se nomme actuellement Pasinler. Sa forteresse perchée témoigne d’un long passé tourmenté.


Le crépuscule s’annonce, déjà quelques lumières s’allument dans les villages traversés, mais le voyage se poursuivra dans la nuit.
A 22h30, le train s’immobilise en gare de Kars !


Nous voilà arrivés à destination. La suite de nos pérégrinations se fera en voiture de location.

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Sources
Université Anadolu, Prof. Département d'histoire de l'art, Eskişehir