mardi 19 mars 2019

Discrète disparition de Moris Farhi, auteur du roman « Jeunes Turcs »


Tandis que je terminais une relecture d’un roman de Moris Farhi, j’ai eu connaissance par hasard du décès de l’auteur survenu à Brighton, le 5 mars 2019.
Poète, romancier et scénariste né à Ankara en 1935, il s'exila à Londres en 1954.
En hommage à cet humaniste, je vous livre quelques notes personnelles concernant « Jeunes Turcs » paru en 2004 et traduit de l’anglais par Sylvie Finkelstein en 2006.


Bien que son titre puisse prêter à confusion, l’histoire du mouvement d’opposition, Jeunes-Turcs, apparu en 1889, s’inspirant de la révolution française et ayant contribué à la chute de l’empire ottoman, libéral dans un premier temps puis s’orientant vers un nationalisme exacerbé, n’est pas le sujet de ce roman.
Par contre les années 1940-50 en sont la trame historique. La République turque n’a qu’une vingtaine d’année, son fondateur Mustafa Kemal, Atatürk, est mort (1881-1938). Et si la Turquie s’efforce de garder la neutralité, elle n’est pas totalement épargnée par le conflit mondial.
Dans ce contexte, les récits de treize enfants ou adolescents, de religions et origines multiples, se croisent pour assembler les pièces d’un puzzle où se mêlent l’Histoire et les histoires de l’apprentissage de la vie, de l’éveil à la sensualité tout autant qu’à la conscience politique, au hasard de rencontres avec des personnages initiateurs, Sofi la domestique arménienne, Asik Ahmet le professeur de littérature, Suna la déesse de l’amour de tout un dortoir…
Entre les lignes se faufile le poète Nazim Hikmet (1901-1963), figure emblématique de la rébellion contre toutes formes de répression.
Pour cette première génération née dans une Turquie républicaine et laïque, la cohabitation cordiale semble une évidence. Elle a pourtant subi bien des entorses douloureuses au nom d'enjeux stratégiques, politiques et économiques.
Plongé dans la tourmente d’événements bien réels, ce microcosme, représentatif d'une réalité turque dont certains traits sont toujours d'actualité, nous instruit des obsessions de l’auteur. Tout en dénonçant sans relâche les tendances barbares de l’humanité, il ne cesse de traquer des lueurs d’espoir. Même dans les périodes les plus sombres, la bienveillance, la générosité, le respect, la compréhension, l'empathie, la complicité ne sont pas de vains mots.
« Chérissez les différences de chacun. Si nous devenons tous pareils, nous disparaîtrons. » 
Certaines pages m’ont fait penser au lycée Pierre Loti d’Istanbul où mes enfants ont eu la chance de côtoyer, dans un contexte moins dramatique, la diversité. Bénéfique immersion pour s’immuniser contre le piège des préjugés.

Citation page 369 (édition Phébus/Libretto) 
« Vérité numéro un : L’identité turque, dans le vrai sens du terme. Elle est à des lieues de la soi-disant turquification prônée par les soi-disant kémalistes. (Atatürk doit enrager dans sa tombe chaque fois qu’on trahit et qu’on avilit ainsi son nom.) Laissez-moi vous dire en quoi consiste réellement le kémalisme. Il s’agit de construire une nation sur des bases solides comme la justice sociale, la liberté de culte et l’égalité pour tous, y compris les femmes. Il s’agit d’offrir santé, éducation, prospérité et bonheur à tous nos citoyens, quelles que soient leur origine ou leur foi ! Il ne s’agit pas d’exclusion ou d’élitisme ! Il ne s’agit pas de spolier les Juifs, les Arméniens et les Grecs par des impôts scandaleux comme en 1943 ! Il ne s’agit pas de persécuter les Kurdes, les Lazes et nos autres minorités en raison de leurs cultures et de leurs langues différentes ! Il ne s’agit pas d’adopter des notions démentes comme cette nouvelle folie panturque qui cherche à rassembler les peuples turcs d’Asie centrale pour créer un empire ethniquement pur, ultra-nationaliste et ultra-islamiste ! La véritable identité turque implique de se réjouir de l’infinie pluralité des peuples comme nous nous réjouissons de l’infinie multiplicité de la nature ! Il s’agit de rejeter tous les « -ismes » et toutes les « -ités » - identité turque comprise. Il s’agit de renoncer à une seule culture, à un seul drapeau, à un seul pays, à un seul dieu afin d’embrasser – et de préserver – chaque culture, chaque peuple, chaque religion, chaque drapeau, chaque pays, chaque dieu pour ce qu’il a de différent et d’unique. Il s’agit d’être à la fois turc et citoyen du monde, à la fois un individu et le monde entier. »
Cet ultime message, délivré par l’un des personnages du roman de Moris Farhi voyant la mort s’approcher, pourrait bien être celui de l’auteur.

Publications en français : Jeunes Turcs, Buchet Chastel, 2006 et Phébus/Libretto, 2011 ; Cantates des deux continents, Bleu autour, 2013 ; Un jour, le monde sera réparé, Bleu autour, 2015 ; Les Enfants du Romanestan, Bleu autour, 2016 ;

2 commentaires:

  1. Très beau roman d'un romancier humaniste qui aurait mérité d'être davantage reconnu de son vivant... Gisèle

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  2. Merci Patricia, Mémo et Nadine

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