Tandis que je terminais une relecture d’un roman de Moris
Farhi, j’ai eu connaissance par hasard du décès de l’auteur survenu à Brighton, le 5 mars
2019.
Poète, romancier et scénariste né à Ankara en 1935, il s'exila à Londres en 1954.
En hommage à cet humaniste, je vous livre quelques notes personnelles concernant « Jeunes Turcs » paru en 2004 et traduit de l’anglais par
Sylvie Finkelstein en 2006.
Bien que son titre puisse prêter à confusion, l’histoire
du mouvement d’opposition, Jeunes-Turcs, apparu en 1889, s’inspirant de la révolution
française et ayant contribué à la chute de l’empire ottoman, libéral dans un
premier temps puis s’orientant vers un nationalisme exacerbé, n’est pas le
sujet de ce roman.
Par contre les années 1940-50 en sont la trame
historique. La République turque n’a qu’une vingtaine d’année, son fondateur
Mustafa Kemal, Atatürk, est mort (1881-1938). Et si la Turquie s’efforce de garder la
neutralité, elle n’est pas totalement épargnée par le conflit mondial.
Dans ce contexte, les récits de treize enfants ou
adolescents, de religions et origines multiples, se croisent pour assembler les
pièces d’un puzzle où se mêlent l’Histoire et les histoires de l’apprentissage
de la vie, de l’éveil à la sensualité tout autant qu’à la conscience politique,
au hasard de rencontres avec des personnages initiateurs, Sofi la domestique arménienne,
Asik Ahmet le professeur de littérature, Suna la déesse de l’amour de tout un
dortoir…
Entre les lignes se faufile le poète Nazim Hikmet (1901-1963), figure emblématique de la rébellion contre
toutes formes de répression.
Pour cette première génération née dans une Turquie
républicaine et laïque, la cohabitation cordiale semble une évidence. Elle a pourtant
subi bien des entorses douloureuses au nom d'enjeux stratégiques, politiques et
économiques.
Plongé dans la tourmente d’événements bien réels, ce
microcosme, représentatif d'une réalité turque dont certains traits sont toujours d'actualité, nous instruit des obsessions de l’auteur. Tout en dénonçant sans relâche
les tendances barbares de l’humanité, il ne cesse de traquer des lueurs
d’espoir. Même dans les périodes les plus sombres, la bienveillance, la
générosité, le respect, la compréhension, l'empathie, la complicité ne sont pas
de vains mots.
« Chérissez les différences de chacun. Si nous devenons
tous pareils, nous disparaîtrons. »
Certaines pages m’ont fait penser au lycée Pierre Loti d’Istanbul
où mes enfants ont eu la chance de côtoyer, dans un contexte moins dramatique,
la diversité. Bénéfique immersion pour s’immuniser contre le piège des
préjugés.
Citation page 369 (édition Phébus/Libretto)
« Vérité numéro
un : L’identité turque, dans le vrai sens du terme. Elle est à des lieues
de la soi-disant turquification prônée par les soi-disant kémalistes. (Atatürk
doit enrager dans sa tombe chaque fois qu’on trahit et qu’on avilit ainsi son
nom.) Laissez-moi vous dire en quoi consiste réellement le kémalisme. Il s’agit
de construire une nation sur des bases solides comme la justice sociale, la liberté
de culte et l’égalité pour tous, y compris les femmes. Il s’agit d’offrir
santé, éducation, prospérité et bonheur à tous nos citoyens, quelles que soient
leur origine ou leur foi ! Il ne s’agit pas d’exclusion ou d’élitisme !
Il ne s’agit pas de spolier les Juifs, les Arméniens et les Grecs par des impôts
scandaleux comme en 1943 ! Il ne s’agit pas de persécuter les Kurdes, les
Lazes et nos autres minorités en raison de leurs cultures et de leurs langues différentes !
Il ne s’agit pas d’adopter des notions démentes comme cette nouvelle folie
panturque qui cherche à rassembler les peuples turcs d’Asie centrale pour créer
un empire ethniquement pur, ultra-nationaliste et ultra-islamiste ! La véritable
identité turque implique de se réjouir de l’infinie pluralité des peuples comme
nous nous réjouissons de l’infinie multiplicité de la nature ! Il s’agit
de rejeter tous les « -ismes » et toutes les « -ités »
- identité turque comprise. Il s’agit de renoncer à une seule culture, à un
seul drapeau, à un seul pays, à un seul dieu afin d’embrasser – et de préserver
– chaque culture, chaque peuple, chaque religion, chaque drapeau, chaque pays,
chaque dieu pour ce qu’il a de différent et d’unique. Il s’agit d’être à la
fois turc et citoyen du monde, à la fois un individu et le monde entier. »
Cet ultime message, délivré par l’un des personnages du
roman de Moris Farhi voyant la mort s’approcher, pourrait bien être celui
de l’auteur.
Publications en français : Jeunes Turcs, Buchet Chastel, 2006 et Phébus/Libretto, 2011 ; Cantates des deux continents, Bleu autour, 2013 ; Un jour, le monde sera réparé, Bleu
autour, 2015 ; Les Enfants du
Romanestan, Bleu autour, 2016 ;
Très beau roman d'un romancier humaniste qui aurait mérité d'être davantage reconnu de son vivant... Gisèle
RépondreSupprimerMerci Patricia, Mémo et Nadine
RépondreSupprimer