Au pied de la colline de Galata,
non loin de la Corne
d'Or, en retrait du boulevard Tersane et encastré dans les ruelles, l’édifice
de briques rouges et de pierres, très fréquenté par les nombreux artisans du
quartier, ne ressemble à aucune autre mosquée d’Istanbul.
Il ne ressemble pas
non plus aux églises byzantines réaffectées après la conquête ottomane - basilique Sainte-Sophie (musée
depuis 1931), église des Saints Serge et Bacchus (Küçük Aya Sofya camii), église Theodokos Kyriotissa
(Kalenderhane camii), église Saint Théodore (Molla Gürani camii / Vefa camii), églises du monastère du Christ Pantocrator (Molla Zeyrek camii, en restauration), église Saint Sauveur in Chora (musée depuis 1948), église Panaghia Pammakaristos (Fethiye camii et musée
dans la chapelle latérale, église Sainte Irène (arsenal ottoman, musée depuis
1869) - et pas davantage aux églises construites après la conquête turque pour
les diverses communautés chrétiennes principalement dans le quartier de Beyoğlu
(anciennement Galata et Pera).
D’après
des sources historiques, Justinien aurait fait édifier au 6e siècle
une église dédiée à sainte Irène à cet endroit. D’autres sources plus
contestées mentionnent la construction en ce même lieu d’une mescit (petite mosquée sans minaret)
lors du siège de Constantinople par les Arabes en 715. La bâtisse actuelle
aurait conservé quelques vestiges de l’église mais aucune trace de la petite
mosquée, en bois probablement.
Le
cénotaphe de Maslama ben Abd al-Malik (mort et enterré à Damas en 738),
commandant des armées arabes sous la dynastie Omeyyade, adossé au mur
de la bâtisse, est le seul élément qui rappelle que ce personnage a séjourné
dans le quartier. Quand a-t-il été ajouté ?
La
plaque scellée dans le mur et son inscription en ottoman l’a précédée mais bien
des siècles après son passage, probablement au moment de la reconversion en
mosquée en 1476, justifiant son exceptionnelle attribution aux Morisques
chassés d’Espagne par la reine Isabelle la Catholique et venus se réfugier
sous la protection du sultan Mehmet II, alors que les Génois, occupant le
quartier depuis presque deux siècles suite à leur alliance avec les Byzantins
pour chasser les Latins, avaient signé au conquérant ottoman un acte de
reddition garantissant leurs personnes et leurs biens, ainsi que le droit de
conserver leurs églises.
L’édifice
doit donc son aspect général actuel aux Latins qui se sont approprié ce lieu de
culte antérieur après la quatrième croisade (1202-1204). Une église catholique
dédiée à Saint Paul fut d’abord réalisée en 1233. Construite pendant la
courte durée de l'empire latin d'Orient (1204-1261), elle fut attribuée ensuite
aux moines dominicains qui y installèrent leur
couvent au tout début du 14e siècle. Les fresques ornant l’église
datent de cette époque. L’ajout du campanile aussi.
Comme
le bâtiment, il subira quelques transformations au 15e siècle pour
adapter les lieux au culte musulman. Surmonté d’un toit conique, il devient
minaret. A l’intérieur les images chrétiennes sont cachées aux regards par des enduits
successifs, mıhrab et minbar sont construits pour compléter la reconversion.
D’autres
aménagements et restaurations suivront au cours des siècles et principalement
en 1731 à l’initiative de la sultane Saliha (mère de Mahmut Ier) qui fait
transformer les entrées et fenêtres, ajouter une cour, une fontaine d’ablution
(Şadırvan) et un bâtiment annexe.
Au
début du 20e siècle on retrouvera sous les dalles des sépultures de
moines dominicains et de Génois. Lors du séisme de 1999, une partie des enduits
tombera faisant apparaître les fresques et mosaïques du 14e siècle.
Pendant une décennie, on recouvrira simplement ces vestiges d’un drap et les
fidèles continueront à venir prier à l’appel du muezzin.
En
2010 des travaux de restauration sont entrepris en toute discrétion. Ils vont
durer 2 ans. Alors que dans son numéro d’avril 2012, le magazine NTV Tarih
dénonce l’escamotage en cours de toutes les fresques redécouvertes et met
l’accent sur l’importance artistique de ces peintures préfigurant peut être la
renaissance italienne, la réouverture de l’édifice en tant que mosquée
historique, plaque commémorative à l’appui, se fait quelques mois plus tard en
juillet, à grand renfort de discours satisfaits passant sous silence autant
l’architecture que ses ornements intérieurs.
Les 4 illustrations ci-dessus sont empruntées au site NTV-Tarih, reproduisant partiellement le reportage de son magazine.
En écho
au reportage du magazine quelques articles (Radikal et Haberturk) rapportent
les propos des intervenants de la restauration (Engin Akyürek, acteur, mais aussi professeur
d'histoire de l'art à l'université d'Istanbul et Haluk Çetinkaya, professeur à
l’Université Mimar Sinan) qui déplorent que ces témoignages du passé d’une
valeur artistique inestimable soient désormais ensevelis sous des panneaux de
contreplaqué recouverts de plâtre sans qu’aucune autre alternative n’ait été
retenue.
Panneaux
mobiles ou tentures auraient été des compromis envisageables pour que l’édifice
ne soit pas soustrait à son affectation au culte musulman qui est le sien
depuis plus de 500 ans. Ils auraient permis de laisser admirer occasionnellement
ces œuvres uniques, probablement réalisées par des artistes byzantins orthodoxes
pour des Latins catholiques dans le contexte particulier d’une période agitée
de l’histoire de la chrétienté.
Dommage
que cette empreinte de tolérance n’ait pas inspiré ceux qui ont décidé de la
masquer, récrivant l'histoire à leur façon.
Merci pour ce très bel article & les belles photos ! J'avais envie de visiter cette mosquée que je ne connais pas encore, depuis plusieurs semaines. Votre article me conforte dans cette idée et me pousse à y aller ce week end. Et bravo pour votre beau blog.
RépondreSupprimerC’est un plaisir que de lire ce commentaire. Merci pour ces chaleureux encouragements Aurore. En espérant que d’autres articles sauront attiser votre curiosité.
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