mardi 31 janvier 2012

Saveurs ottomanes


Sans doute sous l’influence de la très populaire série télévisée, Muhteşem yüzyıl, qui relate les intrigues romancées du siècle de Soliman Le Magnifique, La Passerelle a inclus au programme de sa sortie culturelle de l’hiver (Küçük Ayasofya, musées Kariye et Fethiye) une pause-déjeuner qui n’avait de byzantin que l’éventuel héritage de certaines saveurs se retrouvant, mêlées à d’autres venues des quatre coins de l’empire, dans les chaudrons des cuisines des palais ottomans.


Le restaurant Asitane, proche voisin du Kariye müzesi, est en effet réputé depuis 1991 pour ses plats mijotés selon des recettes qui faisaient l’ordinaire des sultans ou figuraient dans les fastueux menus des cérémonies impériales.
Le mot recette n’est d’ailleurs pas tout à fait exact car les cuisiniers du palais n’avaient pas pour habitude de dévoiler par écrit leur art culinaire, et leur savoir-faire se transmettait probablement d’une façon très aléatoire avec la parcimonie des choses secrètes.




La carte et les menus d’Asitane ont été élaborés d’après des récits de festins comportant l’énumération de nombreux plats et surtout d’après les livres de comptes où étaient méticuleusement enregistrées les commandes concernant les ingrédients nécessaires.
Pour les proportions et les temps de cuisson, il a fallu laisser la place aux suppositions et interprétations.

N’allez pas cependant vous attendre à ne trouver que de suaves bouchées de mets que nous qualifierions  aujourd’hui de délicats.
Le menu de groupe imposé était consistant et de taille à caler pour toute la journée nos estomacs rétrécis.
A commencer par le hassa çorbası, potage de légumes et de blé confectionné à partir d’un bouillon de queue de bœuf, selon la tradition.



Le hassa böreği fourré aux olives vertes, fromage, noix, yaourt et parfumé à l’estragon a séduit davantage nos papilles.



Le plat principal nommé mahmudiyye, élaboré à partir d’une documentation de 1539 pourrait être assimilé de façon réductrice à un ragoût de poulet, si l’on omettait de préciser les ingrédients qui ont accompagné son long mijotage dans un récipient en terre cuite – jus de citron, miel et cannelle, amandes, raisins et abricots secs – La garniture de riz safrané mettant la touche finale à ces subtils mélanges de saveurs sucrées salées que les amateurs de cuisine asiatique apprécient.   



Le dessert, un bademli keşkül, a moins surpris notre palais puisqu’il est toujours en bonne place dans les habitudes culinaires actuelles... Il n'en était pas moins délicieux et agréablement peu sucré.



Une précision concernant la nomenclature de certains plats explique probablement leur teneur calorique. Le mot «hassa» fait parti du lexique militaire. La soupe et le börek que nous avons dégustés auraient donc été des mets appréciés par la garde rapprochée du sultan ou nommés ainsi en son honneur. Heureusement, le qualificatif n’était appliqué qu’aux deux premiers plats du menu qui nous était destiné.
La carte d’Asitane comprend une quarantaine d’autres spécialités datées du 15e au 19e siècle : tuffahiye, mutancana, etc. Les combinaisons d’ingrédients nous sont parfois familières car encore bien présentes dans la cuisine turque régionale et contemporaine, mais il s’en trouve de plus surprenantes.  Si j’avais eu le choix, le pekmezli ayva dolması (coing farci à l’émincé de veau et d’agneau aux épices, raisins secs, mélasse et pignons de pin)  m’aurait bien tenté.



N’allez pas vous imaginer non plus que ce repas fut servi à la mode ottomane sur des plateaux disposés à même les tapis luxueux, et les convives astreints à s’asseoir en tailleur.
Confortablement installés dans un cadre sobre aux tables immaculées, l’imagination seule fut sollicitée pour accompagner cette expérience culinaire et en apprécier la très sérieuse recherche d’authenticité.

D’autres établissements, peu nombreux, s’inscrivent dans cette démarche et s’emploient à faire retrouver des saveurs oubliées : en particulier Daruzziyafe dans le complexe de la mosquée Sülemaniye.
Il est intéressant de constater depuis une vingtaine d’années que des restaurants traditionnels font l’effort de varier leur carte et ne plus se contenter d’offrir un sempiternel kebab aussi goûteux soit-il.  

Des ouvrages de qualité s’efforcent de mettre en valeur la grande diversité d’une cuisine qui a synthétisé de multiples influences, des saveurs que bien des turcs connaissent encore dans l‘intimité des repas de familles.
A lire:
 * Istanbul la magnifique: propos de tables et recettes, Artun Unsal et Beyhan Unsal Gence, (illustrations: Levent Beşkardeş), Laffont, 1991
 * A la table du Grand Turc, Stéphane Yerasimos, (illustrations: Belkis Taşkeser), Sindbad-Actes Sud, 2001

Le manque d’originalité ou l’uniformité de la cuisine turque n’est qu’une idée répandue par des touristes peu curieux. En Turquie comme ailleurs, il faut savoir chercher les choses là où elles sont et ne pas hésiter à se déplacer dans le pays pour découvrir de savoureuses spécialités culinaires dont Istanbul n’offre bien souvent qu’un pâle reflet. Pour la cuisine d’inspiration ottomane, on peut la tester sans hésitation à Istanbul.



En dehors des photos récentes des plats consommés à Asitane, les autres ont été prises en 2007 dans le musée du palais de Topkapı: Ustensiles divers et agrandissements de miniatures sur les murs des cuisines désaffectées. 

lundi 30 janvier 2012

Istanbul encore sous la neige


Le ciel est lourd des flocons qui vont voltiger sur la ville et l’ensevelir patiemment. Le phénomène n’a rien d’exceptionnel et il est toujours cause de tracas pour les déplacements, malgré cette fois une meilleure anticipation de l’événement par la municipalité avec salage intensif et mise en circulation de bus supplémentaires.

Mais il est toujours aussi photogénique ! 




samedi 28 janvier 2012

Des édifices religieux byzantins – Saint Sauveur in Chora (Kariye müzesi)


Bien que la première construction d’un complexe monastique ait probablement été réalisée au 4e siècle, avant la construction des murailles de Théodose (408-413), l’église a connu de nombreux remaniements au cours des siècles, les tremblements de terres et actes de vandalisme ne l’ayant pas épargnée. Très endommagée après la période iconoclaste (726-843), elle fut reconstruite, puis de nouveau laissée à l’abandon après le passage des croisés et pendant l’occupation latine (1204-1261). 





C’est au début du 14e siècle que Théodore Métochite, grand logothète (trésorier impérial) d'Andronic II (1282-1328), lui donna son apparence actuelle par une restauration et l’ajout d’un exonarthex et du parecclésion. Les mosaïques et les fresques datent pour la plupart de cette époque. Le bienfaiteur y est représenté agenouillé, dans une composition située dans le narthex. Il finira sa vie dans le monastère dont il ne reste plus trace aujourd'hui.



Lors de la conquête de Constantinople, les janissaires pilleront le mobilier du sanctuaire mais sa transformation en mosquée entre 1495 et 1511 par Atik Ali Pacha, grand vizir de Beyazit II, lui doit en partie sa conservation.
La nef devint salle de prière et de sa décoration ne subsiste que les plaques de marbre veiné de bleu, de vert ou de rose. Au-dessus de la porte centrale, un panneau de mosaïques encadré représentant la Dormition de la Vierge, est le seul rescapé des douze panneaux figurant les fêtes liturgiques qui devaient en tapisser les murs. Il n’est apparemment pas daté de la même époque que les mosaïques décorant le narthex et l’exonarthex et on ne sait pas à quel moment ont disparu les autres.



Si l’art de la mosaïque, particulièrement florissant à l’époque byzantine, n’est pas exclusivement consacré à la décoration intérieure des lieux de culte – voir le musée des mosaïques sur l’emplacement du grand palais -  la visite de Saint Sauveur in Chora, après celle de l’église Panaghia Pammakaristos (Fethiye camii) ne manque pas de surprendre par la richesse des coloris, l’abondance de détails d'une véritable mise en scène de l’histoire sainte. 
Après Sainte Sophie, c’est le plus important témoignage de cet art qui se décline en différents styles du 6e au 14e siècle.






Les compositions de mosaïques de Saint Sauveur appartiennent à la dernière période, celle où l’on s’éloigne le plus d’une représentation austère du divin. Les artistes, contemporains de Giotto, semblent avoir conjugué leurs talents pour toucher la sensibilité des fidèles et exalter leur foi.  La vie de Marie, la généalogie de Jésus et l’accomplissement des miracles sont traités avec un réalisme émouvant. Il en est de même pour les fresques du parécclésion qui constituent des chefs d’œuvres. La Descente aux Enfers et le Jugement Dernier avaient à l’évidence bien des atouts pour impressionner et convaincre les fidèles.



     

De 1948 à 1958 une restauration d’envergure fut dirigée par le « Byzantine Institute of America » et depuis Saint Sauveur in Chora est un musée.


jeudi 26 janvier 2012

Des édifices religieux byzantins - L’église Panaghia Pammakaristos

Précieux héritage de la période byzantine, ils sont encore nombreux à Istanbul.
Le plus majestueux, la basilique Sainte-Sophie construite au 6e siècle fut le modèle à surpasser pour les architectes ottomans. Des minarets témoignent de son affectation au culte musulman dès la conquête en 1453.



Comme d’autres plus modestes, l’aménagement en mosquée de cet édifice religieux orthodoxe lui a permis de traverser les siècles. Plusieurs d’entre eux sont actuellement des musées et leurs somptueuses décorations de mosaïques et de fresques, débarrassées des badigeons sous lesquelles elles ont parfois été longtemps cachées, émerveillent les visiteurs depuis des décennies.
A l’exception de Sainte Sophie dont la silhouette est bien connue, la plupart de ces édifices, situés en retrait des quartiers touristiques, sont reconnaissables par leurs structures de briques rouges apparentes et une allure assez massive. 
On découvre l’élégance des coupoles, la finesse des chapiteaux de marbre sculpté et l’esthétique des proportions en entrant dans les lieux. Les façades généralement percées de grandes fenêtres laissent pénétrer la lumière du jour.

Église des Saints Serge et Bacchus (Küçük Aya Sofya camii)



Église Sainte Irène (Aya Irina müzesi)



Église Theodokos Kyriotissa (Kalenderhane camii)



Eglise Saint Théodore (Molla Gürani camii / Vefa camii)






Sans oublier la très célèbre église Saint Sauveur in Chora ( Kariye müzesi) que j’ai revisitée dernièrement, voici d’abord quelques images de l’église Panaghia Pammakaristos (Fethiye camii) dont la chapelle latérale restaurée est un musée depuis 2005.
Elle est située dans le quartier très conservateur de Çarşamba. (Une occasion de voir où les médias européens prennent parfois leurs images pour présenter comme une généralité un aspect particulier d’Istanbul.)



La première construction de l’église daterait du 11e siècle. Sa première restauration au 13e siècle est attribuée à Michel Doukas Glabas, un général d’Andronikos II Paléologue. Sa veuve aurait fait ajouter la chapelle funéraire (ou parecclésion). Elle est abondamment décorée de mosaïques aux couleurs chatoyantes d'une grande finesse et malgré l’exiguïté des lieux, l’ensemble est lumineux. Les personnages divins aux gestes symboliques, sont impassibles et rigides mais les compositions aux tons joliment dégradés et une habile pose des tesselles réussissent à donner du relief à ces représentations iconographiques. On remarque l’abondance de l’utilisation de tesselles à fond d’or symbolisant l'éternité. Leur position légèrement inclinée dans le mortier permet d’accrocher la lumière et donne cet aspect étincelant.








En 1591, l’église fut convertie partiellement en mosquée par le sultan Murat III qui la nomma Fethiye Camii, mosquée de la Victoire, commémorant ainsi sa conquête de la Géorgie et de l’Azerbaïdjan. Il est intéressant de noter que pendant longtemps, musulmans et chrétiens ont prié dans cet édifice, chacun dans la partie qui lui était réservée.

 

dimanche 22 janvier 2012

Flânerie à Tophane - Mosquée Kılıç Ali Paşa


Jusqu’à ces dernières années la grande avenue (Meclis-i Mebusan Caddesi) n’était pas destinée à la promenade malgré la proximité des quais. Comme je l’ai dit, on y passait sans s’attarder sauf pour dénicher des fripes dans les échoppes de l’Amerikan Pazarı où étaient vendus des vêtements dégriffés, mais il faut quand même ajouter que les lieux étaient bien connus des couche-tard et des amateurs de narguilé. Les bars où l’on s’attarde pour d’interminables parties de tavla (backgammon) ont évincé peu à peu les autres commerces.
Le tourisme culturel est venu se greffer sur cette traditionnelle activité, surtout nocturne, dont ont témoigné des écrivains turcs (de Yaşar Kemal à Fatih Özgüven…).
Les bâtisses historiques sortent de l’indifférence depuis que des travaux d’envergure ont été entrepris. La restauration de la superbe fontaine de Tophane construite en 1732 sur l’ordre de Mahmut I, fut réalisée en 2006 avec le soutien financier de Saka su (groupe Sabancı).




Puis vint récemment le tour du complexe de la mosquée Kılıç Ali Paşa, construit vers 1580 pour un amiral de la flotte ottomane d’origine calabraise. Demandant au sultan Murat III un lieu pour réaliser son projet, on lui répondit « sur la mer ». Le défit fut relevé par le célèbre architecte Sinan après des travaux de remblaiement. De chaque coté de l’entrée principale de la mosquée, obstruée par le lourd rideau de cuir, deux petites colonnes mobiles de marbre rose attestent que la construction n’a pas glissé d’un iota.




Avec un peu de chance vous aurez droit à une visite guidée par le gardien, qui se fera un plaisir de les faire tourner sur leur axe, illuminera l’intérieur d’un coup de pouce sur sa télécommande, soulèvera un bord de l’épais tapis pour vous montrer le système de chauffage au sol installé dans la partie réservée aux femmes âgées ou handicapées, vous fera grimper à l’étage pour avoir une vue d’ensemble, attirera votre attention sur la coupole soutenue par « quatre pieds d’éléphant », sur les vitraux, les calligraphies, le fauteuil marqueté de nacre utilisé par l’imam les jours de fête religieuse. Il vous invitera à approcher du mihrab encadré de deux immenses cierges et décoré de carreaux d’Iznik, pointant du doigt au passage les faïences blanches, témoignage d’un acte de vandalisme qui nous offusque tout autant que lui. 








Il vous montrera aussi par une fenêtre, l’élégant türbe où repose Kılıç Ali Paşa, entouré des tombes de ses proches, mais il passera sous silence la petite histoire qui raconte que le vieillard s’est éteint à 90 ans dans les bras d’une concubine.



Il vous dira par contre que la mosquée restaurée n’a pas encore été officiellement inaugurée mais qu’elle le sera prochainement et que le hammam, encore en rénovation, reprendra ses fonctions avant l’été.




Au bout de la ruelle, la medrese tapissée de mousses et autres verdures, attend sans impatience son lifting programmé. Le gardien s’attendrit sur des souvenirs d’enfance, il a été vacciné tout petit dans ces lieux. Quand on voit la maquette du complexe, bien léchée, exposée dans la cour de la mosquée, avec lui on peut craindre que l’ancienne école perde beaucoup de son charme mais à l’évidence elle a bien besoin qu’on la sauve des outrages du temps et des bricoleurs peu scrupuleux.





A Tophane la cohabitation des arts modernes et classiques semble être une réussite. Les habitants de ce quartier traditionnellement populaire, ne voient cependant pas sans inquiétude la transformation très rapide qui s’effectue sous leurs yeux, l’arrivée de nouveaux occupants attirés par cette valorisation culturelle et la frénésie de transactions immobilières qui en découle.
Il reste à espérer que dans l’euphorie du moment on ne sacrifie pas la possibilité d’une cohabitation harmonieuse des populations.